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Blog créé en 2003 par Sandra Mézière, romancière. Blog cinéma sur les éditions passées du Festival de Cannes. Et le Festival de Cannes 2024 en direct ici. Pour l'actualité cinéma quotidienne et mon actualité d'auteure : Inthemoodforcinema.com.
Ce soir, avait lieu la clôture du festival suivie de la projection de «L’Homme qui a tué Don Quichotte» de Terry Gilliam. Avant de vous parler du film de Terry Gilliam, retour sur cette édition, cette cérémonie et sur le palmarès. Si Cannes est le reflet du monde, alors il le révèle meurtri par des douleurs contenues face à la violence sociale et politique, un monde hanté par la mort, par l’absence, par une enfance en danger, par une douleur ineffable dans une société souvent bavarde et sourde.
De cette cérémonie nous retiendrons :
le discours courageux, combattif, fervent, révolté, engagé d’Asia Argento : « Harvey Weinstein ne sera jamais plus le bienvenu ici » a-t-elle notamment déclaré .
Le prix d’interprétation féminine évident de la bouleversante Samal Yeslyamova dans Ayka réalisé par Sergey DVORTSEVOY, un prix d’ailleurs remis par Asia Argento (je n’ai pas encore eu le temps de vous parler de ce film âpre et poignant, un de mes coups au cœur du festival, je vous en reparlerai).
La joie débordante de Marcello Fonte, l’acteur prodigieux du fascinant « Dogman» de Matteo Garrone, qui a reçu le prix d’interprétation masculine
Le prix spécial de Godard pour le livre d’images (et sa singulière conférence de presse.
L’émotion et le magnifique discours de Nadine Labaki :
« Je crois profondément au pouvoir du cinéma. Le cinéma n’est pas seulement fait pour divertir ou pour faire rêver. Il est aussi fait pour faire réfléchir. Pour montrer l’invisible. Pour dire ce qu’on ne peut pas dire. On ne peut plus continuer à tourner le dos et à rester aveugles à la souffrance de ces enfants. » L’enfance en danger était d’ailleurs au cœur de plusieurs films : « Capharnaüm » donc mais aussi la sublime palme d’or « Une Affaire de famille ».
Le prix du scénario pour « Trois visages », là aussi un film dont je n’ai pas eu le temps de vous parler et qui méritera une critique détaillée, un autre de mes coups de cœur du festival, pour la virtuosité de la mise en scène mais aussi parce que c’est un plaidoyer pour l’art, la liberté, mais aussi un bel hommage à Kiarostami et une dénonciation du sort subi par les femmes dans son pays. « Trois visages », tout comme le film de Jia Zhang-Ke « Les Eternels », confronte deux mondes, le monde rural et celui de Téhéran, deux formes d'emprisonnement aussi. Le plan de la fin qui contraste avec celui du début, quand il regarde à travers le grillage une femme qui peint comme si l’art était plus fort que tout, une arme pacifique comme une mise en abyme avec ce festival qui permet de donner une voix à de l’écho à ceux qui n’en ont pas.
Nous retiendrons aussi bien sûr les quatre-vingt-deux femmes sur les marches du Palais une plus grande parité dans le monde du cinéma.
Grand moment du festival fut aussi «2001, l’odyssée de l’espace» de Stanley Kubrick, film de 1968 projeté en 70 mm en présence de l’acteur Keir Dullea et présenté par Christopher Nolan.
Nous n’oublierons pas non plus que tout cela s’est achevé sur les marches les plus célèbres du monde, où les lauréats et le Jury ont rejoint Sting et Shaggy pour une surprise musicale Live ! Ou comment finir en beauté et en émotions cette 71ème édition et ces 12 jours de grand cinéma.
PALMARES
LONGS MÉTRAGES
PALME D'OR
MANBIKI KAZOKU (Une affaire de famille) réalisé par KORE-EDA Hirokazu
La Palme d'or a été remise par Cate Blanchett.
GRAND PRIX
BLACKKKLANSMAN réalisé par Spike LEE
Le Grand Prix a été remis par Benicio Del Toro et Chang Chen.
PRIX DU JURY
CAPHARNAÜM réalisé par Nadine LABAKI
Le Prix du Jury a été remis par Gary Oldman et Léa Seydoux.
PRIX D'INTERPRÉTATION MASCULINE
Marcello FONTE dans DOGMAN réalisé par Matteo GARRONE
Le prix d'interprétation masculine a été remis par Khadja Nin et Roberto Benigni.
PRIX DE LA MISE EN SCÈNE
ZIMNA WOJNA (Cold War) réalisé par Pawel PAWLIKOWSKI
Le Prix de la Mise en Scène a été remis par Abderrahmane Sissako, Kristen Stewart et Denis Villeneuve.
PRIX DU SCÉNARIO EX-ÆQUO
Alice ROHRWACHER pour LAZZARO FELICE (Heureux comme Lazzaro)
Jafar PANAHI pour SE ROKH (3 Visages)
Le Prix du Scénario a été remis par Robert Guédiguian et Chiara Mastroianni.
PRIX D'INTERPRÉTATION FÉMININE
Samal YESLYAMOVA dans AYKA réalisé par Sergey DVORTSEVOY
Le Prix d'interprétation féminine a été remis par Ava Duvernay et Asia Argento.
PALME D'OR SPÉCIALE
LE LIVRE D’IMAGE réalisé par Jean-Luc GODARD
COURTS MÉTRAGES
PALME D'OR
ALL THESE CREATURES (Toutes ces créatures) réalisé par Charles WILLIAMS
MENTION SPÉCIALE DU JURY
YAN BIAN SHAO NIAN (On the Border) réalisé par WEI Shujun
La Palme d'or et la mention spéciale du Jury pour les Courts Métrages ont été remis par le Président du Jury des Courts Métrages et de la Cinéfondation, Bertrand Bonello.
UN CERTAIN REGARD
PRIX UN CERTAIN REGARD
GRÄNS de Ali ABBASI
PRIX DU SCÉNARIO
SOFIA de Meryem BENM’BAREK
PRIX D’INTERPRÉTATION
Victor POLSTER pour GIRL de Lukas DHONT
PRIX DE LA MISE EN SCÈNE
Sergei LOZNITSA pour DONBASS
PRIX SPÉCIAL DU JURY
CHUVA É CANTORIA NA ALDEIA DOS MORTOS (Les Morts et les autres) de João SALAVIZA et Renée NADER MESSORA
CAMÉRA D’OR
GIRL réalisé par Lukas DHONT présenté dans le cadre de UN CERTAIN REGARD
Le prix de la Caméra d'or a été remis par la Présidente du Jury de la Caméra d'or, Ursula Meier.
En marge du Festival de Cannes, nombreux sont les prix remis à des films de la sélection officielle. Ils sont souvent l'occasion judicieuse de mettre en avant des métiers de l'industrie cinématographique essentiels mais parfois moins sur le devant de la scène. C'est le cas du Prix de la meilleure création sonore. Pour la 2ème année consécutive, la Semaine du Son a ainsi remis le 18 Mai sur la Terrasse du Festival de Cannes, le Prix de la Meilleure Création Sonore, dans le cadre de la Sélection Officielle Un Certain Regard.
Ce prix créé en accord avec le Festival de Cannes en partenariat avec CMB, Audiens et L-Acoustics, a été décerné à l'unanimité du jury à Ali Abbasi pour l'excellence sonore de son film GRÄNS. La cérémonie s'est déroulée en présence de Thierry Frémaux, Délégué général du Festival de Cannes, Geneviève Pons-Cailloux, Directrice Un Certain Regard, Laurent Stéfanini, ambassadeur à l'UNESCO, et Sahar Bahaassiri, ambassadrice du Liban à l'UNESCO.
Le jury était composé de : Régis Wargnier, cinéaste (président du jury 2018), Jean-Claude Casadesus (chef d'orchestre), Dr Claude Fugain (Phoniatre), Aloïse Sauvage (comédienne), Janine Langlois-Glandier (Présidente du Forum Médias Mobiles), Christian Hugonnet (Acousticien, ingénieur du son, et président Fondateur de la Semaine du Son).
Capharnaüm, troisième long métrage de Nadine Labaki, vient de recevoir le Prix de la Citoyenneté. Une projection en avant-première du film a eu lieu la semaine dernière au CNC après la remise du prix à Cannes.
Retrouvez, ci-dessous, après la critique du film, la présentation détaillée de ce Prix de la Citoyenneté avec, notamment, une interview de Line Toubiana, membre cofondatrice du prix avec Françoise Camet, Guy Janvier et Jean-Marc Portolano.
Créé cette année et attribué par un jury de professionnels (présidé par Abderrahmane Sissako pour l’édition 2018), ce prix sera chaque année décerné à un des films de la compétition officielle du Festival de Cannes. Le jury du Prix de la Citoyenneté visionne ainsi l’ensemble des films de la compétition officielle avant de choisir celui qui, parmi ceux-ci, se verra décerner cette noble récompense.
Si, comme tous les ans, plusieurs films évoquaient l’âpreté du monde contemporain, le film de Nadine Labaki était sans aucun doute celui qui correspondait le mieux aux valeurs humanistes, laïques et universalistes défendues par ce prix.
À l'intérieur d'un tribunal, Zain, un garçon de 12 ans, est présenté devant le juge. À la question : « Pourquoi attaquez-vous vos parents en justice ? », Zain lui répond : « Pour m'avoir donné la vie ! ». Capharnaüm retrace l'incroyable parcours de cet enfant en quête d'identité et qui se rebelle contre la vie qu'on cherche à lui imposer.
Zain vit ainsi avec ses parents, frères et sœurs dans un appartement insalubre et spartiate qui appartient à un marchand du quartier pour lequel travaillent les enfants pour pouvoir payer le loyer. Ils transforment aussi des médicaments en stupéfiants avant de les revendre quand ils ne sont pas contraints de mendier dans la rue. Dans leur vie ne subsiste ainsi aucune lueur, ni d’enfance, ni de joie, ni d’espoir, comme dans le regard de Zain qui, à lui seul, semble exprimer toute la colère et la détresse de ses frères et sœurs face à ce quotidien misérable. Il ne s’adoucit qu’en présence de sa sœur Sahar dont il comprend rapidement qu’elle va être vendue au boutiquier. Après avoir tenté en vain et avec opiniâtreté de la sauver de cette terrible destinée, il s’enfuit…
Dès les premiers plans, le regard buté, boudeur, déterminé, et d’une tristesse insondable du petit Zain accroche notre attention et notre empathie pour ne plus les lâcher jusqu’à la respiration finale. Avant cela, constamment en mouvement, la caméra épouse sa fébrilité, et son énergie portée par sa rage contre les adultes, contre son destin, contre le malheur et la violence qui constamment s’abattent sur lui et qui le contraignent à en devenir un bien avant l’heure.
Nous suivons Zain dans le chaos poussiéreux, ce dédale tentaculaire qu’est le bidonville de Beyrouth, ce capharnaüm gigantesque et oppressant. Téméraire, il tente de survivre malgré la dureté révoltante de son quotidien. Sur son chemin, il rencontre Cafardman, personnage burlesque, lunaire, drôle et tragique, qui semble là pour nous rappeler que « l’humour est la politesse du désespoir ». Ainsi, dans ce capharnaüm, même les héros de l’enfance ont le cafard. Zain dort d’abord dans un parc d’attractions, celui où travaille Cafardman. Plans sublimement tristes de Zain qui erre dans ce lieu censé être de jeu et de joie devenu fantomatique et sinistre, comme un vestige de son enfance à jamais inaccessible et révolue. Il y rencontre une immigrée éthiopienne qui a quitté son travail d’employée de maison après être tombée enceinte. Elle élève seule Yonas, son bébé qu’elle entoure et grise d’amour, qu’elle cache aux autorités de crainte qu’ils ne soient expulsés. A la tendresse dont elle entoure son bébé, s’opposent l’indifférence glaciale et même la violence et les coups que Zain a subis de la part de ses parents. Quand elle disparait, il s’occupe pourtant du bébé, le nourrit, le trimballe partout avec lui, et déploie une force admirable pour celui-ci. Leur duo improbable est poignant, d’autant plus que le bébé est d’une rare expressivité et que la réalisatrice en fait un personnage à part entière. Malgré tout ce qu’il a affronté et subi, ce petit homme qu’est Zain, malgré ce regard duquel semble avoir disparu toute candeur, conserve en lui une humanité salvatrice qu’il déploie pour s’occuper de Yonas comme un pied-de-nez à ce cercle vicieux de la violence et de l’indifférence et de l’absence de tendresse.
Les acteurs sont des non professionnels dont l'existence tragique ressemble à celle des personnages, et l’émotion qui se dégage du film en est décuplée. La réalisatrice s’est ainsi véritablement imprégnée du réel. Elle a effectué trois années de recherche et le tournage a duré six mois avec plus de 520 heures de rushes. Au premier rang des acteurs, Zain, qui porte le même prénom que son personnage, et qui se nomme Zain Al Rafeea, un petit Syrien de 14 ans, réfugié au Liban avec sa famille et découvert par une directrice de casting à Beyrouth. Avec son naturel déconcertant, son énergie phénomènale, sa force, son regard noir et déterminé, il crève littéralement l’écran et nous emporte avec lui dans sa course folle contre le destin et contre cette roue du malheur qui semble tout emporter et broyer sur son passage, a fortiori l’humanité.
Quand enfin ce capharnaüm s’apaise, la lueur d’espoir qu’il laisse entrevoir est sidérante d’émotion. Comme une démonstration et une plaidoirie implacables du petit Zain et de tous les enfants qu’il représente. Le regard final face caméra, face au monde, face à nous et le sourire esquissé sont parmi les plus beaux qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. Une respiration, enfin, après cette étouffante descente aux Enfers sans répit, malheureusement celle que vivent tant d’enfants comme le petit Zain. Ce n’est pas pour rien que Nadine Labaki joue l’avocate qui défend Zain dans le procès qui l’oppose à ses parents. Rarement l’enfance maltraitée aura connu telle plaidoirie. Ajoutez à cela un souffle romanesque, une réalisation vive et inspirée et vous obtiendrez un film bouleversant d’une rare intensité et d’une force incontestable. Oui, un film humaniste et universel, et citoyen : indéniablement.
Quelques vidéos du jury du Prix de la Citoyenneté, de ses fondateurs, du Président de l'association Citizen Clap Laurent Cantet, et de Nadine Labaki à Cannes.
Nadine Labaki à Cannes lors de la remise du Prix de la Citoyenneté
Discours de Danièle Heymann, membre du jury du Prix de la Citoyenneté, lors de la remise du prix
Laurent Cantet à propos du Prix de la Citoyenneté à Cannes
Abderrahmane Sissako à propos du Prix de la Citoyenneté à Cannes
A propos du Prix de la Citoyenneté : présentation du prix
Line Toubiana (retrouvez son interview en bas de cet article), Françoise Camet, Guy Janvier, Jean-Marc Portolano ont créé en 2017 une association, Clap Citizen Cannes. Ces quatre fondateurs de l'association, tous critiques et cinéphiles passionnés, sont attachés aux valeurs d'humanisme, d'universalisme et de laïcité de la Citoyenneté. Le président de l'association est Laurent Cantet (palme d'or 2008 pour son mémorable Entre les murs).
Photo - Copyright Haut et Court
Cette association a pour but de décerner le prix de la citoyenneté à un des films de la sélection officielle du Festival du Film International de Cannes dont l'édition 2018 aura lieu du 8 au 19 Mai.
Le film primé incarnera des valeurs humanistes, laïques et universalistes. Le président du jury de la première édition du prix de la citoyenneté sera le cinéaste Abderrhamane Sissako.
Le prix a obtenu le soutien et l’appui logistique de Pierre Lescure et Thierry Frémaux, respectivement Directeur général et Délégué général du Festival de Cannes pour décerner ce "Prix de la Citoyenneté" qui sera remis à un film de la sélection officielle et pour la première fois à l’issue du Festival de Cannes 2018.
Encore un prix vous direz-vous certainement. Certes, mais celui-ci me semble tout particulièrement nécessaire "parce que le monde change et parce que notre société est de plus en plus ouverte sur le monde". Il est ainsi destiné à accompagner son évolution : "Quel meilleur vecteur que le cinéma et sa puissance créatrice pour évoquer, analyser et réfléchir à l'évolution des réalités humaines, sociales, politiques, territoriales ?" peut-on ainsi lire sur le site officiel du prix.
Ce Prix s'inscrit dans2 traditions :
Celle de la citoyenneté telle qu’elle a été définie dans la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789
- Article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »
Celle de la résistance à l’oppression
...sous toutes ses formes que symbolise si bien Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts qui a créé le premier Festival de Cannes en 1939, en opposition à la Mostra de Venise soutenue à l'époque par le pouvoir fasciste.
Cet prix met en avant des valeurs humanistes, des valeurs universalistes et des valeurs laïques. Ce nouveau « Prix » célèbre ainsi l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs."Le prix de la citoyenneté du Festival International du Film de Cannes doit permettre l'émergence de valeurs humanistes, universelles et laïques, fondatrices d'une communauté de destins". Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du prix de la citoyenneté qui définissent ces valeurs.
Abderrhamane Sissako présidera le jury. Le Prix de la citoyenneté pour sa première édition pouvait difficilement trouver meilleur président tant ses films, dont son chef-d'œuvre Timbuktu,défendent ces valeurs.
A ses côtés :
-Francescoa Giai Via, critique de cinéma et professionnel de la culture et notamment directeur artistique du festival Annecy cinéma italien.
-Danièle Heymann, journaliste française et critique de cinéma officiant notamment au Masque et la plume sur France inter. Elle a également été membre du jury du Festival de Cannes 1987.
-Patrick Bézier, directeur général d'Audiens, groupe de protection sociale des secteurs de la culture, de la communication et des médias.
-Léa Rinaldi, réalisatrice et productrice indépendante (Alea Films), spécialisée dans le documentaire d'immersion.
Pour en savoir plus, je vous encourage à découvrir le site internet du prix de la citoyenneté, extrêmement bien conçu sur lequel vous pourrez également participer à un quizz sur la citoyenneté et ainsi tester vos connaissances : https://www.prix-de-la-citoyenneté.fr
-Vous êtes cofondatrice de ce nouveau prix, le prix de la citoyenneté, une judicieuse initiative qui permettra de récompenser un film défendant des valeurs citoyennes parmi les films de la compétition officielle du Festival de Cannes. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce prix ? En quoi, selon vous, un nouveau prix et celui-ci en particulier, était-il nécessaire ?
L'idée de ce prix est née à la faveur du 70 ème anniversaire du Festival de Cannes qui rappelle la mémoire de Jean Zay, fondateur du Festival de Cannes. Il nous a semblé nécessaire de remettre à l'honneur les valeurs essentielles de la citoyenneté qui étaient siennes : résistance à l’oppression, humanisme, universalisme et laïcité.
- On imagine aisément que la création d’un tel prix au sein du plus grand festival de cinéma au monde nécessite une importante logistique mais aussi des moyens conséquents. Pourquoi est-ce important d’adhérer à l’association ?
Nous avons d’abord obtenu l’accord du président Pierre Lescure qui nous a assuré du soutien logistique du Festival. Nous avons de ce fait créé notre association Clap Citizen Cannes et avons demandé à Laurent Cantet (Palme d’or 2008) d’en être le Président. Les trois autres membres fondateurs, Françoise Camet, Guy Janvier, Jean-Marc Portolano et moi-même sommes fiers de la constitution de notre jury dont le président est Abderrhamane Sissako.
La mise en œuvre de ce Prix en amont, et sur place à Cannes, exige un investissement important et des partenaires. Si nous avons quelques contributions, celles-ci restent encore très justes. C’est pourquoi le soutien d’adhérents nombreux nous aiderait à réaliser cette manifestation dans de bonnes conditions. Je ne peux qu’encourager l’adhésion qui est en ligne sur notre site. Je tiens à signaler, si besoin est, que nous sommes tous les 4 fondateurs et organisateurs de ce Prix, parfaitement bénévoles. Le site : https://www.prix-de-la-citoyenneté.fr
Les adhérents seront invités à la projection du film primé en avant-première lors de la sortie nationale du film, à Paris ou à Cannes, en présence du réalisateur.
Nous sommes ravis d’avoir également un partenariat au Festival de Cannes avec France média Monde qui va contribuer à donner un rayonnement et une visibilité internationale à notre prix.
-Vous êtes également auteure (vous avez notamment coécrit Un lieu à soi - Editions L’Harmattan, déclaration d’amour à Cannes, pleine de sensibilité et de douce mélancolie) mais aussi critique de cinéma. Vous animez ainsi une émission de cinéma. Et vous couvrez le Festival de Cannes depuis de nombreuses années. Depuis quand couvrez-vous ainsi le festival ? Quel regard portez-vous sur celui-ci et sur son évolution ? Si un film projeté dans le cadre du festival depuis sa création devait pour vous symboliser les valeurs que défend le prix de la citoyenneté, quel serait-il ?
Cela fait effectivement très longtemps que je suis passionnée de cinéma, du Festival de Cannes et de la ville de Cannes. Comme l’indique le titre de mon ouvrage Un lieu à soi je me sens cannoise à part entière, mais aussi citoyenne du monde ! J’ai couvert le festival aussi bien pour la presse écrite que pour la radio et je l’ai vu grandir et évoluer jusqu’à devenir le plus grand évènement artistique mondial. Grâce à Gilles Jacob, ses prédécesseurs et successeurs, le Festival promeut le cinéma international d’auteur, de qualité, de haut niveau artistique. Si je garde bien sûr un regard quelque peu nostalgique sur l’Ancien Palais et le Blue bar, je ne suis pas moins admirative des proportions gigantesques qu’a pris ce festival d’année en année.
Il est difficile de choisir un film le plus citoyen parmi des centaines, mais je mettrais en avant le cinéma des frères Dardenne qui est le plus en accord avec les valeurs de ce prix.
- Si vous aviez eu à remettre le prix de la citoyenneté parmi un film de la compétition officielle du Festival de Cannes 2017, lequel selon vous aurait le mieux incarné les valeurs défendues par le prix ?
Sans hésiter pour le film The Square de Ruben Ostlund, film dérangeant et provocateur mais qui prône sans concession, avec force et talent, la nécessité de la vraie solidarité et de l’altruisme dans notre société en proie à la violence et à la misère.
-Que pensez-vous de la sélection officielle 2018, en particulier au regard du prix de la citoyenneté qui sera décerné parmi un de ces films ?
Il y a beaucoup de cinéastes engagés dans cette sélection très prometteuse des valeurs que défend ce Prix : Asghar Farhadi, Stéphane Brizé, Spike Lee, Kirill Serebrennikov… Mais un film citoyen n’est pas seulement militant. Je pense que le Jury a pour cette première année, la chance d’avoir une matière idéologique et artistique à débattre, de superbe tenue.
- Vous avez l’honneur d’avoir pour président de l’association Laurent Cantet et pour président du jury de la première édition, Abderrhamane Sissako. Pouvez-vous nous dire en quoi ils incarnent les valeurs défendues par ce prix, les raisons de ces choix et comment ces derniers ont accueilli la création de ce prix ?
Ces deux grands cinéastes se sont imposés tout naturellement dans le choix des deux présidences. Nous avons eu effectivement le grand honneur qu’ils acceptent tout aussi volontiers d’être les personnalités phares de l’association et du premier Jury du Prix de la citoyenneté.
Leurs filmographies respectives interrogent le monde sur les questions de liberté, de tolérance, de transmission, de respect de l’homme et de sa dignité.. Aussi bien les films Timbuktu d’Abderrhamane Sissako qu’Entre les murs de Laurent Cantet portent, chacun à sa manière, au plus haut point, les valeurs que défend ce Prix d’une citoyenneté toujours vigilante.
En compétition du 71ème Festival de Cannes, Le Poirier Sauvage, quatre ans après la palme d’or reçu par son réalisateur pour Winter sleep, la mériterait indéniablement à nouveau. Nombreux sont ceux qui rechignent à aller voir les films de Nuri Bilge Ceylan, en raison de leur durée, a fortiori lorsqu’ils sont projetés en fin de festival comme ce fut le cas cette fois. Ils ont bien tort. Malgré leur âpreté apparente, les films de Nuri Bilge Ceylan sont toujours remarquables et palpitants et celui-ci ne déroge pas à la règle. J’essaie ainsi de ne jamais manquer les projections cannoises de ses films tant ils sont toujours brillamment mis en scène, écrits, dialogués, et d’une beauté formelle époustouflante.
Sa palme d’or du 67ème Festival de Cannes complétait le (déjà prestigieux) palmarès cannois de Nuri Bilge Ceylan, un habitué du festival, après son Grand Prix en 2003, pour Uzak, celui de la mise en scène en 2008 pour Les Trois Singes et un autre Grand Prix en 2011 pour Il était une fois en Anatolie. En 2012, il fut également récompensé d’un Carrosse d’Or, récompense décernée dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs par la Société des Réalisateurs de Films à l’un de leurs pairs. Son premier court-métrage, Koza, fut par ailleurs repéré par le festival et devint le premier court turc qui y fut sélectionné, en 1995. Il fut également membre du jury cannois en 2009, sous la présidence d’Isabelle Huppert. Son film Les Climats reçut le prix FIPRESCI de la critique internationale en 2006.
La durée, le temps, l’attente sont toujours au centre de ses films sans que jamais cela soit éprouvant pour le spectateur qui, grâce à la subtilité de l’écriture, est d’emblée immergé dans son univers, aussi rugueux puisse-t-il être. Une durée salutaire dans une époque qui voudrait que tout se zappe, se réduise, se consomme et qui nous permet de plonger dans les tréfonds des âmes qu’explore et dissèque le cinéaste. Nuri Bilge Ceylan déshabille en effet les âmes de ses personnages comme il le fait à nouveau ici avec Sinan. Passionné de littérature, ce dernier a toujours voulu être écrivain. De retour dans son village natal, il met toute son énergie à trouver l’argent nécessaire pour être publié, mais les dettes de son père finissent par le rattraper.
Le premier plan de Winter sleep se situe en extérieur. Au loin, à peine perceptible, un homme avance sur un chemin. Puis : images en intérieur, zoom sur Aydin de dos face à la fenêtre, enfermé dans sa morale, ses certitudes, son sentiment de supériorité, tournant le dos (à la réalité), ou le passage de l’extérieur à l’intérieur (des êtres) dont la caméra va se rapprocher de plus en plus pour mettre à nu leur intériorité.
Le Poirier sauvage commence aussi à l’extérieur depuis lequel nous découvrons un jeune homme qui lit son journal, à travers une vitre dans laquelle un paysage maritime se reflète. Déjà, ce premier plan est d’une perfection visuelle sidérante comme le seront tous les plans du film.
Après avoir principalement tourné dans sa région natale, l’Anatolie, Ceylan nous embarque cette fois dans les Dardanelles, avec Sinan, jeune homme, passionné de littérature, qui revient dans sa ville natale après ses études avec pour seule idée en tête de faire publier son roman. Un personnage « décalé, solitaire, difforme » comme il se définira à la fin.
Chacune de ses rencontres à propos de son livre (avec un politique, avec un industriel, avec un autre auteur) sont de vrais moments d’anthologie. Les premiers veulent ainsi absolument faire entrer son livre dans la catégorie dépliant touristique pour la région. Ces dialogues sont d’une subtilité et d’une richesse rares et, comme ceux de Winter sleep, rendent le film aussi passionnant que la plus trépidante des courses-poursuites (et j’aime aussi les courses-poursuites, hein), en particulier ses dialogues avec un écrivain local reconnu. Ce face-à-face fait apparaître la personnalité arrogante et méprisante de Sinan. Il aborde cet écrivain, Suleyman, en train d’écrire dans une librairie. Il le trouve là par hasard, et le connaît notamment pour l’avoir vu à la « table ronde littérature et monde rural. » Il l’aborde et s’assied face à lui, dit-il pour lui poser une question. Chacune de ses phrases précise un peu plus le caractère du jeune homme et le dialogue est absolument jubilatoire pour le spectateur : « Je ne veux pas forcément dire pour surveiller la concurrence mais pour voir la même terre sous un autre regard ». Il évoque son « méta-roman autofictif décalé qui fait partie des romans irréductibles en une ou deux phrases ». Il dit encore que « certains esprits étriqués réduisent une œuvre à une idée. », « Mes propres écrits me paraissent banals, peu susceptibles d’intéresser autrui. C’est dans la même veine que ce que vous écrivez ». « Dans la ferveur du premier roman tu te mets en retrait croyant que le monde entier attend ton livre » lui répond l’écrivain ou encore : « Quand il s’agit d’écrire, il n’y a pas d’excuse valable. Un bon écrivain ne geint pas. Il s’assied et il écrit. Coûte que coûte. » Le dialogue entier mériterait d’être retranscrit mais je ne veux pas vous gâcher le plaisir de le savourer. Les plans sont à chaque fois d’une telle richesse qu’ils sont parfois aussi l’esquisse d’une histoire qu’on imagine comme lorsque cette femme entre dans la librairie, que Suleyman la suit du regard tandis qu’il parle à Sinan, et qu’un voile de regret passe dans son regard lorsqu’elle s’en va. Les deux hommes se quittent sur un pont qui sépare aussi leurs deux âges, leurs deux visions de la vie, peut-être finalement les deux faces d’une même personne.
Ses dialogues avec son père sont aussi particulièrement ciselés, très cruels souvent pour ce père en qui il ne voit qu’un raté qui a dilapidé l’argent de la famille, et qui a pour seule vraie compagnie un chien « parce que c’est le seul qui ne le juge pas ». « Il est tombé bien bas ». « Notre bon-à-rien n’a pas le monopole des dettes. Sauf que là c’est pour la bonne cause. » Ou encore lorsqu’il se moque de cette photo au dos de laquelle son père a écrit : « Je marche le long d’un chemin sans savoir où il finit. » « Quelle plume ! Il se prend pour Tolstoï. Comme s’il avait le courage de partir », ironise-t-il. Sinan revendique sa misanthropie. A son ami au téléphone, il dira ainsi « Si j’étais dictateur je jetterais une bombe atomique sur cette ville, je te jure » et à sa mère, carrément : « Moi par exemple j’aime pas les gens. J’y arrive pas. J’y peux rien. »
Chacune de ses rencontres éclaire un nouveau pan de sa personnalité, souvent un échec, une plaie qui ne s’est pas refermée comme si cela nous permettait de reconstituer le puzzle de sa personnalité narcissique visiblement construite en contrepoint de celle de son père. Même sa rencontre avec une jeune femme (scène remarquable) fait s’achever un baiser en morsure, celle du passé peut-être. Ce face-à-face est magique : la mélancolie et la tristesse qui passent dans ses yeux qu’elle détourne, le bruit des vents dans les feuilles. Nous retenons notre souffle…
Comme ses précédents, ce film est d’une beauté éblouissante. La caméra frémissante épouse les espoirs, les atermoiements, les dérives, les aspirations de son personnage principal. Aux couleurs blanches et enneigées de Winter sleep (que nous retrouvons ici à la fin) s’opposent la couleur orange et automnale.
Le poirier sauvage n’est pas seulement récit initiatique mélancolique, prenant, incisif, il met aussi en exergue les problèmes et les contradictions de la société turque. « Les études, c’est bien beau mais on est en Turquie. Si tu veux survivre dans ce pays, tu dois t’adapter ». « Le marché est impitoyable. Il n’épargne personne. » Il évoque même « Un renvoi d’ascenseur » ou encore « Il faut soigner les bons clients. C’est évident. » Sans parler de cet élu très démagogique qui n’a pas de porte « car sa porte est ouverte à tous. » Il veut aussi donner à Sinan le livre d’un éboueur poète.
Le poirier sauvage, c’est aussi le titre du livre de Sinan, « un arbre tout noueux, ratatiné », comme son père peut-être. Aydin Doğu Demirkol, l’acteur qui incarne Sinan, est présent dans toutes les scènes et crève littéralement l’écran, horripilant souvent, et parfois presque touchant, il EST Sinan.
La publication de son roman à compte d’auteur sera un échec mais aussi une réussite en ce que cela lui permettra de découvrir sous un nouveau jour son père, et même de le découvrir tout simplement. La fin est poignante et sublime. Sinan revient de l’armée après plusieurs mois. Il constate que même sa mère et sa sœur n’ont pas lu son livre, mais que son père qu’il a tant méprisé cache un article qui évoque sa publication et qu’il a lu son livre avec beaucoup d’attention, certains passages même deux fois : « Il faut laisser le temps couler sur soi. Que les souvenirs, bons ou mauvais, se mélangent et se dissipent. Certains restent. Ils se figent dans le temps. Tu en parles dans ton livre. J’ai trouvé ça bien. » « Le poirier sauvage. C’est inspiré de ce que tu nous avais raconté en primaire » lui répond son fils. Ces retrouvailles sont bouleversantes. Il faudra finalement un puits pour réunir les deux hommes, ce puits que construisait son père et dont se moquait Sinan, ce puits qu'il a arrêté de creuser, ce puits qui signe à la fois une vraie rencontre, un renoncement, et une acceptation de son échec et de son sombre destin nous rappelant cet échange antérieure du film : « Le temps est étrange. Il nous échappe » , « Evidemment. Tu voudrais qu’il t’attende »
« Son film résonne comme un long poème mélancolique d’une beauté triste et déchirante porté par une musique parcimonieuse. Oui, un long poème mélancolique à l’image de ces personnages : lucides, désenchantés, un poème qui nous accompagne longtemps après la projection et qui nous touche au plus profond de notre être et nous conduit, sans jamais être présomptueux, à nous interroger sur la morale, la (bonne) conscience, et les faux-semblants, les petitesses en sommeil recouvertes par l’immaculée blancheur de l’hiver. Un peu les nôtres aussi. Et c’est ce qui est le plus magnifique, et terrible. » C’était la conclusion de ma critique de Winter sleep. Telle pourrait être aussi celle du Poirier sauvage (l’évocation de la musique, magnifique ici aussi, y compris). Ma palme d’or de ce 71ème Festival de Cannes qui mériterait qu’on en parle beaucoup plus longuement tant ce film recèle de visages et de richesses. Je vous en reparlerai.
À l'intérieur d'un tribunal, Zain, un garçon de 12 ans, est présenté devant le juge. À la question : « Pourquoi attaquez-vous vos parents en justice ? », Zain lui répond : « Pour m'avoir donné la vie ! ». Capharnaüm retrace l'incroyable parcours de cet enfant en quête d'identité et qui se rebelle contre la vie qu'on cherche à lui imposer.
Zain vit ainsi avec ses parents, frères et sœurs dans un appartement insalubre et spartiate qui appartient à un marchand du quartier pour lequel travaillent les enfants pour pouvoir payer le loyer. Ils transforment aussi des médicaments en stupéfiants avant de les revendre quand ils ne sont pas contraints de mendier dans la rue. Dans leur vie ne subsiste ainsi aucune lueur, ni d’enfance, ni de joie, ni d’espoir, comme dans le regard de Zain qui, à lui seul, semble exprimer toute la colère et la détresse de ses frères et sœurs face à ce quotidien misérable. Il ne s’adoucit qu’en présence de sa sœur Sahar dont il comprend rapidement qu’elle va être vendue au boutiquier. Après avoir tenté en vain et avec opiniâtreté de la sauver de cette terrible destinée, il s’enfuit…
Dès les premiers plans, le regard buté, boudeur, déterminé, et d’une tristesse insondable du petit Zain accroche notre attention et notre empathie pour ne plus les lâcher jusqu’à la respiration finale. Avant cela, constamment en mouvement, la caméra épouse sa fébrilité, et son énergie portée par sa rage contre les adultes, contre son destin, contre le malheur et la violence qui constamment s’abattent sur lui et qui le contraignent à en devenir un bien avant l’heure.
Nous suivons Zain dans le chaos poussiéreux, ce dédale tentaculaire qu’est le bidonville de Beyrouth, ce capharnaüm gigantesque et oppressant. Téméraire, il tente de survivre malgré la dureté révoltante de son quotidien. Sur son chemin, il rencontre Cafardman, personnage burlesque, lunaire, drôle et tragique, qui semble là pour nous rappeler que « l’humour est la politesse du désespoir ». Ainsi, dans ce capharnaüm, même les héros de l’enfance ont le cafard. Zain dort d’abord dans un parc d’attractions, celui où travaille Cafardman. Plans sublimement tristes de Zain qui erre dans ce lieu censé être de jeu et de joie devenu fantomatique et sinistre, comme un vestige de son enfance à jamais inaccessible et révolue. Il y rencontre une immigrée éthiopienne qui a quitté son travail d’employée de maison après être tombée enceinte. Elle élève seule Yonas, son bébé qu’elle entoure et grise d’amour, qu’elle cache aux autorités de crainte qu’ils ne soient expulsés. A la tendresse dont elle entoure son bébé, s’opposent l’indifférence glaciale et même la violence et les coups que Zain a subis de la part de ses parents. Quand elle disparait, il s’occupe pourtant du bébé, le nourrit, le trimballe partout avec lui, et déploie une force admirable pour celui-ci. Leur duo improbable est poignant, d’autant plus que le bébé est d’une rare expressivité et que la réalisatrice en fait un personnage à part entière. Malgré tout ce qu’il a affronté et subi, ce petit homme qu’est Zain, malgré ce regard duquel semble avoir disparu toute candeur, conserve en lui une humanité salvatrice qu’il déploie pour s’occuper de Yonas comme un pied-de-nez à ce cercle vicieux de la violence et de l’indifférence et de l’absence de tendresse.
Les acteurs sont des non professionnels dont l'existence tragique ressemble à celle des personnages, et l’émotion qui se dégage du film en est décuplée. La réalisatrice s’est ainsi véritablement imprégnée du réel. Elle a effectué trois années de recherche et le tournage a duré six mois avec plus de 520 heures de rushes. Au premier rang des acteurs, Zain, qui porte le même prénom que son personnage, et qui se nomme Zain Al Rafeea, un petit Syrien de 14 ans, réfugié au Liban avec sa famille et découvert par une directrice de casting à Beyrouth. Avec son naturel déconcertant, son énergie phénomènale, sa force, son regard noir et déterminé, il crève littéralement l’écran et nous emporte avec lui dans sa course folle contre le destin et contre cette roue du malheur qui semble tout emporter et broyer sur son passage, a fortiori l’humanité.
Quand enfin ce capharnaüm s’apaise, la lueur d’espoir qu’il laisse entrevoir est sidérante d’émotion. Comme une démonstration et une plaidoirie implacables du petit Zain et de tous les enfants qu’il représente. Le regard final face caméra, face au monde, face à nous et le sourire esquissé sont parmi les plus beaux qu’il m’ait été donné de voir au cinéma. Une respiration, enfin, après cette étouffante descente aux Enfers sans répit, malheureusement celle que vivent tant d’enfants comme le petit Zain. Ce n’est pas pour rien que Nadine Labaki joue l’avocate qui défend Zain dans le procès qui l’oppose à ses parents. Rarement l’enfance maltraitée aura connu telle plaidoirie. Ajoutez à cela un souffle romanesque, une réalisation vive et inspirée et vous obtiendrez un film bouleversant d’une rare intensité et d’une force incontestable. Oui, un film humaniste et universel, et citoyen : indéniablement.
Voici LE film dont il est impensable qu’il ne soit pas au palmarès de cette 71ème édition, la projection officielle s’étant achevée par une standing ovation de 15 minutes. Vincent Lindon est en effet largement pressenti pour le prix d’interprétation, un prix qu’il recevrait pour la deuxième fois à Cannes et pour la deuxième fois pour un film de Stéphane Brizé puisque son rôle dans La loi du marché lui avait valu le prix d’interprétation du Festival de Cannes 2015. La projection officielle et la conférence de presse auxquelles j’ai eu le plaisir d’assister resteront indéniablement parmi les grands moments de ce Festival de Cannes 2018.
Synopsis : Malgré de lourds sacrifices financiers de la part des salariés et un bénéfice record de leur entreprise, la direction de l’usine Perrin Industrie décide néanmoins la fermeture totale du site. Accord bafoué, promesses non respectées, les 1100 salariés, emmenés par leur porte‑parole Laurent Amédéo (Vincent Lindon), refusent cette décision brutale et vont tout tenter pour sauver leur emploi.
Stéphane Brizé, avec ce sujet qui aurait pu être rugueux et même rébarbatif, réalise un film prenant de la première à la dernière seconde. La tension monte d'un cran après La loi du marché comme si le vigile du film en question avait décidé de partir au combat. Beaucoup plus en colère et résolu est ce nouveau personnage de représentants des salariés en lutte incarné par Vincent Lindon que Brizé filme là aussi au plus près comme dans La loi du marché, là aussi souvent de dos, mais cette fois un dos fier et combattif quand celui du personnage qu’il incarnait dans cet autre film était constamment courbé.
Stéphane Brizé a réalisé En Guerre pour comprendre ce qu’il y a derrière les images des médias qui témoignent de la violence à l’occasion de plans sociaux, pour comprendre les raisons du surgissement de cette violence. Le style documentaire, documentaire de guerre même, auquel le film emprunte constamment, place d’emblée le spectateur au cœur du combat, la caméra l’encerclant, l’enfermant même, ne laissant pas aux salariés (et aux spectateurs !) le temps de respirer.
Brizé nous immerge au cœur de l’action là où les médias instaurent une distance, ne prenant pas le temps de savoir ce qui se cache derrière ce qu’ils (dé)montrent avec plus ou moins d’objectivité. Le film commence et s’achève ainsi par un reportage de BFM TV qui interprète et dramatise à outrance, ou à l’inverse traite avec une froide indifférence des situations humaines terribles. Les derniers plans en sont d’autant plus glaçants. La remarquable musique de Bertrand Blessing d'une puissance rare, qui épouse la colère et les grondements des salariés, place le spectateur au cœur du combat dès les premiers plans. En Guerre a ainsi été tourné en seulement 23 jours, ce qui contribue aussi à ce sentiment d’urgence, de course contre le temps, de lutte sans répit.
Vincent Lindon est une nouvelle fois d’une intensité et d’une implication exceptionnelles et on n'imagine guère qui mieux que lui aurait pu incarner cet homme pour qui ce combat est une question d'honneur et même une raison de vivre. Stéphane Brizé collabore pour la 4ème fois avec lui après Mademoiselle Chambon, Quelques heures de printemps et La Loi du marché. Cette fois, il incarne un homme plus bruyant, résistant alors que ses précédents personnages dans les films de Stéphane Brizé subissaient davantage et étaient surtout silencieux. Ainsi, dans le petit bijou de délicatesse qu’est Mademoiselle Chambon, son mélange de force et de fragilité, de certitudes et de fêlures, sa façon maladroite et presque animale de marcher, de manier les mots, avec parcimonie, sa manière gauche de tourner les pages ou la manière dont son dos même se courbait et s'imposait, dont son regard évitait ou affrontait : tout en lui nous faisant oublier l'acteur pour nous mettre face à l'évidence de ce personnage. Ici, il est entouré d’acteurs non professionnels, en première ligne du combat, et il est aussi bluffant que dans ces rôles précédemment évoqués, plus effacés. Cette fois, c’est un homme constamment en colère, dévoré par son engagement, sa rage de défendre et de résister.
Stéphane Brizé et son co-scénariste Olivier Gorce ont rencontré énormément de gens pour bien appréhender tous les rouages de ces situations : ouvriers, DRH, chefs d’entreprises, avocats spécialisés dans la défense des salariés ou des intérêts des entreprises. Et cela se ressent tant les discours des uns et des autres sont crédibles, précis, criants de vérité, ce qui permet aussi d’éviter tout manichéisme, et ce qui donne encore plus de force au propos. Certaines joutes verbales nous font oublier qu’il s’agit d’une fiction tant cela sonne vrai.
Dialogues précisément écrits, plans séquences époustouflants, musique d’une puissance saisissante, interprétation et direction d’acteurs remarquables, tout cela concourt à ce film d'une force rare qui nous met sous tension de la première à la dernière seconde. Une démonstration implacable. À chacun de ses films, Brizé au-delà des réalités sociales qu'ils reflètent dresse le portrait de personnages qui nous accompagnent bien après le générique de fin. Et cet Amédéo restera sans aucun doute dans nos mémoires de cinéphiles, de même que ce dénouement qui nous saisit et nous laisse KO d’émotion a contrario de l’analyse clinique de la chaîne d’information qui le relate. Bouleversant.
Extraits de la conférence de presse
Stéphane Brizé :
"On amassé une matière du réel très importante pour construire la parole la plus honnête et objective possible."
"Le film emprunte à la dramaturgie du documentaire et surtout pas du reportage puisque la dramaturgie éclaire ce que le reportage ne montre pas. Je ne comprends pas pourquoi on ferme des entreprises rentables en France. La fiction va remplir les trous béants que le reportage ne remplit pas car il ne prend pas le temps".
Vincent Lindon :
"Convoquer ce film à Cannes c'est faire de la politique, c'est montrer qu'on peut aussi éveiller, prévenir, informer, de ce qui passe dans le monde. "
"Je suis fier de pouvoir essayer d'aider des gens qui sont plus en difficulté ou en faiblesse que moi. Il y a toujours une tendance de dire aux gens plus puissants "ce n'est pas à toi de t'en mêler".
"Ma passion c'est le gens. J'aime discuter. Les plus grands musées, les plus grands livres, les plus grands voyages, je les fais en étant auprès des gens."
"Je n'aime que les gens qui font, qui agissent, qui font avancer le monde. »
Synopsis : Odette a huit ans, elle aime danser et dessiner. Pourquoi se méfierait-elle d’un ami de ses parents qui lui propose de « jouer aux chatouilles » ? Adulte, Odette danse sa colère, libère sa parole et embrasse la vie…
Ce film, à l’image de son titre qui illustre normalement un jeu enfantin, « joue » constamment avec le dispositif cinématographique recourant au théâtre et à la danse pour exprimer l’indicible. Les Chatouilles est l’adaptation cinématographique du spectacle de théâtre et de danse imaginé par la chorégraphe et comédienne Andréa Bescond avec le metteur en scène Eric Métayer, d’après sa propre histoire. Celle d’une petite fille de huit ans qui joue dans sa chambre, insouciante et tranquille, quand un ami de la famille, celui que tout le monde trouve si affable, lui demande si elle veut « des chatouilles ». Ainsi nomme-t-il ce qui sera le début de viols répétés et réguliers. Malgré la poésie et l’humour qui jalonnent ce film, le spectateur devient un témoin révolté et silencieux espérant qu’un jour un adulte découvrira l’horrible vérité. Mais la petite fille devra attendre d’être devenue une adulte pour que la vérité soit révélée, lorsqu’elle parviendra enfin à parler grâce à une psy avec laquelle elle rembobine le fil de sa vie, et de cette tragédie qui l’a brisée, de ce traumatisme enfoui, qu’elle tentera d’abord de noyer dans la drogue, l’alcool et les rencontres d’un soir. De belles idées de mise en scène permettent d’insuffler de la fantaisie dans la noirceur, le récit n’en est pas moins fort et bouleversant. Au contraire. Quand les mots rendent impossible l’expression de l’horreur, de l’impensable, reste la danse (dont elle fera son métier), salutaire, qui permet d’exprimer la détresse et la rage contenues, les soubresauts de ce corps meurtri. Autour d’elle, outre le violeur (incarné par Deladonchamps tétanisant avec sa fausse bonhomie), le père aimant et bienveillant (Clovis Cornillac), le seul qui demandera pardon, la mère cassante et glaçante ( incarnée par Karin Viard, toujours aussi remarquable, sur les épaules de laquelle on imagine aussi peser un lourd passé) qui, même une fois la vérité révélée, au lieu de se révolter contre l’agresseur et d’entourer sa fille d’amour préfèrera lui reprocher, obsédée par ce que « diront les gens », l’ami (Gringe), et l’amoureux Lenny (remarquable Grégory Montel). Ce film est aussi lumineux et solaire que la réalité de l’héroïne est sombre et brutale. La fin est bouleversante parce qu’elle montre que la lumière peut se trouver au bout du tunnel. Si cela a autant bouleversé les festivaliers de Deauville qui ont réservé une retentissante standing ovation à l’équipe, c’est sans doute aussi parce que cette possibilité d’une résilience touche les victimes de toutes sortes de blessures intimes et de traumatismes.
Lors de la conférence de presse du film Le grand bain, à laquelle j’ai eu le plaisir d’assister, régnait une indéniable fébrilité, celle-ci succédant à la projection presse (le film était hors compétition) qui avait suscité émotions et enthousiasme (ce qui est rare en projection presse, a fortiori à Cannes, a fortiori pour une comédie française même si cette définition est un peu étriquée pour ce film aux multiples facettes).
Dans le cadre de cette conférence, Gilles Lellouche a déclaré que c’était sa « plus belle expérience professionnelle ». Si les spectateurs cannois étaient enthousiastes, c’est d’abord parce que Le grand bain n’est pas seulement drôle. « J'aimais l'idée qu'on puisse être léger, drôle et dramatique dans le même film. J'aimais l'idée de mixité de talents et de tons », avait ainsi également déclaré Gilles Lellouche à Cannes. C’est aussi sans doute parce que si nous rions, ce n’est pas des personnages mais AVEC eux et parce que ces personnages suscitent notre empathie, que les spectateurs sont si nombreux à voir et même à retourner voir Le grand bain, mais pas seulement…
Ces personnages, ce sont : Bertrand (Mathieu Amalric), Marcus (Benoît Poelvoorde), Simon (Jean-Hugues Anglade), Laurent (Guillaume Canet), Thierry (Philippe Katerine), Basile (Alban Ivanov), Avanish (Balasingham Tamilchelvan), John (Félix Moati). Ils s’entraînent sous l’autorité toute relative de Delphine (Virginie Effira), ancienne gloire des bassins qui a dû abandonner, suite à une blessure de sa coéquipière Amanda (Leïla Bekhti). Ensemble, ils se sentent libres et utiles. Ils vont mettre toute leur énergie dans une discipline jusque-là propriété de la gent féminine : la natation synchronisée. Alors, oui c’est une idée plutôt bizarre, mais ce défi leur permettra de trouver un sens à leur vie...
Après Narco qu'il avait co-réalisé avec Tristan Aurouet en 2004 et dans lequel il dirigeait déjà Guillaume Canet, et après le sketch de la comédie Les Infidèles avec Guillaume Canet en 2012, Gilles Lellouche revient à la réalisation avec Le grand bain qui est d’une certaine manière son premier « vrai » film puisque Narco était un film de commande coréalisé.
En premier lieu, si le spectateur rit avec les personnages, c’est parce qu’il peut facilement s’identifier. Les personnages ne sont pas de jeunes super-héros bodybuildés qui franchissent tous les obstacles et les vicissitudes de l’existence avec une facilité déconcertante et un sourire extatique. Non. Ce sont des hommes dans la force de l’âge, pétris de doutes et d’inquiétudes qui, dans les vestiaires, dévoilent leurs fêlures et leurs bleus à l’âme. Bertrand est ainsi en pleine dépression. Simon est un rockeur démodé qui ne connaîtra jamais le succès attendu et dont la fille a honte. Marcus est au bord de sa énième faillite. Laurent dissimule ses problèmes (séparation et mère psychologiquement malade) derrière sa colère et son sectarisme. Le lunaire Thierry est tellement seul qu’il rit aux blagues des tables avoisinantes lorsqu’il déjeune (seul). Les femmes ne sont pas en reste puisque Delphine lutte contre l’alcoolisme et se noie dans un amour imaginaire après s’être noyé dans l’alcool. Finalement la moins « handicapée » par l’existence est peut-être celle qui est en chaise roulante et qui ne sait parler autrement qu’en aboyant ses ordres, ses insultes et en entraînant son équipe telle une tortionnaire. Et puis il y a Claire (Marina Foïs), l’épouse de Bertrand, compréhensive, d’une patience admirable, loin du cliché de la femme qui s’en va au premier accident de parcours. « J'avais envie de féminiser les hommes, de les fragiliser », avait ainsi déclaré Gilles Lellouche lors de la conférence de presse cannoise. Ou peut-être simplement les montrer dans toute leur humanité… Dans cet univers cloisonné qui n’appartient qu’à eux, ils peuvent se livrer tels qu’ils sont.
Le film débute par une réflexion métaphysique sur la vanité et l’absurdité de l’existence dont la fin du film sera l’optimiste contraire. Une ouverture aussi désenchantée que poétique et originale, une « politesse du désespoir » qui, d’emblée, nous embarque dans le ton du film. Le ton, justement, est donné par le personnage de Bertrand, Amalric particulièrement touchant et juste en homme dépressif qui a perdu le goût des choses et des rêves qu’il va retrouver grâce à son improbable équipe de natation synchronisée et leur objectif un peu fou : participer aux championnats du monde.
Le succès s’explique sans doute aussi par la valorisation de l’amitié qui permet d’échapper à la solitude (dont le sentiment est sans doute exacerbé par une époque d’individualisme forcené), à l’inquiétude face au temps qui passe et à la mélancolie. « Je voulais parler de cette dépression latente qu'on a un certain âge avec un manque d'envie. Je voulais parler de gens qui ne vont pas bien », avait ainsi expliqué Gilles Lellouche à Cannes. Gilles Lellouche filme (de manière d’ailleurs soignée et inspirée) ses personnages avec beaucoup de tendresse. Chacun met son corps et son âme à nu, les deux meurtris, imparfaits, ayant vécu, pas des gravures de mode figés et insipides. Evidemment l’équipe sportive locale (bodybuildée, elle) se moque allègrement de cette équipe de bras cassés. Evidemment ils auront leur revanche, jubilatoire pour eux…et pour nous.
Les acteurs sont pour beaucoup dans cette réussite avec, en tête de file, Amalric mais chacun trouve la note juste pour interpréter sa partition et les dialogues, d’ailleurs ciselés et savoureux : Katerine est parfait en grand enfant décalé et lunaire, Anglade -remarquable- dans son rôle de père chanteur démodé rempli de bonne volonté et d’amour pour sa fille, Canet dans ses colères à la Gabin… Seul léger regret, qu’existent un peu moins Alban Ivanov et Balasingham Thamilchelvan dont c’est le premier rôle au cinéma, avec un gag récurrent (parler dans sa langue seulement comprise de ses acolytes, galimatias pour le téléspectateur, mais langue universelle de la gentillesse). Malgré tout, ce qui est toujours une gageure dans un film choral, chacun des personnages existe réellement, chacun exprime les raisons de sa ravageuse solitude.
La fin est un vrai modèle de feel good movie, du genre à vous donner envie de rire et de pleurer en même temps, de battre la mesure, de danser avec les personnages (j’allais oublier de souligner la judicieuse bande originale indissociable de tout feel good movie), d’empoigner la vie, votre destin et vos rêves. Du genre à vous faire penser qu’on peut affronter des accidents de la vie, accepter d’en être brisé, blessé, de s’en relever sans que ce soit un challenge, ou une obligation, du genre à vous rappeler qu’il n’est jamais trop tard pour plonger dans le grand bain, pour penser qu’un nouveau départ ensoleillé est toujours possible, quels que soient votre âge, vos rêves déchus et vos blessures. Du genre à vous dire que le pouvoir du cinéma est sacrément magique quand il parvient à cela, que Gilles Lellouche est un cinéaste avec lequel il va falloir compter (dont je suis vraiment curieuse de voir la suite du parcours après cette success-story sur l’écran et dans les salles, méritée).
Et puis, rien que pour me donner l’envie de relire ce chef-d’œuvre de Rilke qu’est Lettres à un jeune poète,Le grand bain valait la peine de se déplacer. Alors terminons avec cet extrait que Delphine lit à ses élèves nageurs, et acceptons encore, comme des enfants que nous sommes toujours au fond un peu, d’être tristes et heureux :
« Les enfants sont toujours comme l'enfant que vous fûtes : tristes et heureux ; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux, parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur dignité ne répond à rien. »
Quelques clichés complémentaires de la conférence de presse :
Au retour d’une nouvelle expédition de vol à l’étalage, Osamu et son fils recueillent dans la rue une petite fille qui semble livrée à elle-même. D’abord réticente à l’idée d’abriter l’enfant pour la nuit, la femme d’Osamu accepte de s’occuper d’elle lorsqu‘elle comprend que ses parents la maltraitent. En dépit de leur pauvreté, survivant de petites rapines qui complètent leurs maigres salaires, les membres de cette famille semblent vivre heureux – jusqu’à ce qu’un incident révèle brutalement leurs plus terribles secrets…
Entre documentaire et fable, chaque plan filmé comme un tableau, sans esbrouffe, avec humilité, s’intéressant à nouveau plus que jamais à la famille, et traitant de la société japonaise sous un angle inédit (car critique et s’intéressant aux laissés-pour-compte d’un Japon en crise économique), Kore-Eda (qui a déjà en 13 films, tant de chefs-d’œuvre, à son actif), est ici au sommet de son art.. Tous les ingrédients d'une palme d'or...
Comme le titre semble nous l’indiquer, ce film est la quintessence de son cinéma, clamant dès celui-ci ce thème présent dans chacun de ses longs-métrages : la famille. Et quel film ! Un film d’une sensibilité unique. Des personnages bouleversants. Des blessés de la vie que la fatalité, la pauvreté et l’indifférence vont conduire à la rue et réunir par des liens du cœur, plus forts que ceux du sang. Une peinture pleine d’humanité, de nuance, de poésie, de douceur qui n’édulcore pas pour autant la dureté et l’iniquité de l’existence. Comme un long travelling avant, sa caméra dévoile progressivement le portrait de chacun des membres de cette famille singulière, bancale et attachante pour peu à peu révéler en gros plan leurs âpres secrets et réalités. Kore-Eda, plus que le peintre de la société japonaise est celui des âmes blessées et esseulées, et plus que jamais il fait vibrer nos cœurs par ce film d’une rare délicatesse et bienveillance, avec cette famille de cœur à l’histoire poignante jalonnée de scènes inoubliables et qui nous laissent le cœur en vrac. Du grand art.
« J'ai eu l'envie de traiter de la famille mais d'élargir mon champ de vision et de constater les points de friction entre la société et la famille. C'était l'envie d'élargir mon champ de vision par rapport aux films précédents. », « À chaque fois je reviens avec une nouvelle équipe à chaque fois c'est une nouvelle expérience il y a toujours ce plaisir renouvelé d'une expérience qui n'est jamais la même et se prolonge » a ainsi déclaré Kore-Eda lors de la conférence de presse cannoise à laquelle j’avais eu le plaisir d’assister en mai dernier et dont voici quelques-uns de mes clichés.
Ce film qui m'a profondément émue est en lice dans la sélection Un Certain Regard et a hier été injustement victime des sarcasmes de la presse présente au festival.
Une jeune femme, Marlène (Marion Cotillard), vit seule avec sa fille de huit ans, Elli (Ayline Aksoy-Etaix). Une nuit, après une rencontre en boîte de nuit, la mère décide de partir, laissant son enfant livrée à elle-même.
Ce premier film met en scène 3 cœurs blessés sans (re)pères et ausculte ses personnages avec bienveillance malgré (ou à cause de) leurs plaies béantes.
Ainsi, lors de la première scène, Marion Cotillard qui se prénomme Marlène (son vrai prénom ou peut-être celui qu'elle s'est inventé, allez savoir, se rêvant un autre destin, plus cinématographique et flamboyant peut-être), est allongée, éreintée, appréhendant un événement qui aura lieu le lendemain (dont nous apprendrons ensuite qu'il s'agit d'un mariage). Sa petite fille Elli dite Gueule d'ange la materne et lui chante J'envoie valser de Zazie. Tout est dit dans cette première scène d'une force et d'une douceur saisissantes. L'inversion des rapports mère/fille. Et cette mère qui envoie tout valser, à commencer par le mariage en question, le cinquième de Marlène qu'elle fera exploser ensuite le jour même du mariage de manière spectaculaire (la chanson de mariage est déjà un moment d'anthologie qui nous permet de cerner la périlleuse fragilité du personnage).
Marlène est une femme instable, une mère immature et irresponsable, égarée, qui ne sait plus aimer à force de ne pas l'être réellement, magistralement interprétée par Marion Cotillard qui joue avec l'excès qui lui sied cette blonde platine aux paupières pailletées accro aux émissions de télé-réalité et à l'alcool.
La caméra épouse la fébrilité et l'instabilité des personnages souvent filmés au plus près ou au contraire perdus dans le cadre, la réalisatrice soulignant ainsi leur sentiment de solitude. Si le sujet est âpre, le film est nimbé d'une lumière synonyme d'espoir. La réalisatrice dont c'est le premier film a eu la bonne idée d'emprunter aux codes du conte, principalement pour son dénouement qui oscille ainsi entre tragédie et espoir, selon le regard plus ou moins réaliste que nous choisissons de lui porter.
La petite Ayline Aksoy-Etaix crève l'écran et dispose sans doute d'une maturité singulière pour incarner celle de cette petite fille qui singe cette mère qui la fascine et l'inquiète à la fois. Alban Lenoir, quant à lui, est d'une remarquable justesse dans le rôle de cet ancien plongeur au cœur doublement brisé qui, presque malgré lui, va s'improviser père, lui à qui le sien fait défaut.
Un film poignant parsemé de scènes particulièrement fortes et mémorables, à la frontière entre la fable et le réalisme social qui n'est pas sans rappeler celui des Dardenne, formidablement maîtrisé pour une première œuvre portée par une lumière incandescente (magnifique photographie de Guillaume Schiffman) qui atténue intelligemment l'âpreté du propos et par trois comédiens qui incarnent brillamment ces trois êtres à la dérive dont la grâce d'un ange (ou d'une sirène) va faire se rejoindre les destinées. Un film dont les personnages vous accompagnent longtemps après le générique de fin et qui me rend déjà impatiente de découvrir le prochain long-métrage de cette réalisatrice particulièrement prometteuse.
Et pour terminer en clin-d'oeil "20 après", une petite photo d'un acteur du film que vous reconnaîtrez, membre comme moi du jury jeunes du Festival du Film de Paris 1998 et que ce fut un plaisir de revoir par hasard pendant le festival.
Il y a 20 ans, le jury jeunes du Festival du Film de Paris 1998 :
En bonus, ma critique d'un autre film coup de cœur dans lequel jouait également Marion Cotillard, découvert dans le cadre du Festival de Cannes, 69ème édition, critique publiée à cette époque et cette occasion :
CRITIQUE DE "MAL DE PIERRES" de NICOLE GARCIA
Nicole Garcia était cette année à nouveau en compétition au Festival de Cannes en tant que réalisatrice (elle a également souvent gravi les marches comme comédienne). Après avoir ainsi été en lice pour « L’Adversaire » en 2002 et pour « Selon Charlie » en 2005, elle l'était cette fois avec un film dans lequel Marion Cotillard tient le rôle principal, elle-même pour la cinquième année consécutive en compétition à Cannes. L’une et l’autre sont reparties sans prix de la Croisette même si ce beau film enfiévré d’absolu l’aurait mérité. « Mal de Pierres » est une adaptation du roman éponyme de l’Italienne Milena Agus publié en 2006 chez Liana Lévi. Retour sur un de mes coups de cœur du Festival de Cannes 2016…
Marion Cotillard incarne Gabrielle, une jeune femme qui a grandi dans la petite bourgeoisie agricole de Provence. Elle ne rêve que de passion. Elle livre son fol amour à un instituteur qui la rejette. On la croit folle, son appétit de vie et d’amour dérange, a fortiori à une époque où l’on destine d’abord les femmes au mariage. « Elle est dans ses nuages » dit ainsi d’elle sa mère. Ses parents la donnent à José parce qu’il semble à sa mère qu’il est « quelqu’un de solide » bien qu’il ne « possède rien », un homme que Gabrielle n’aime pas, qu’elle ne connaît pas, un ouvrier saisonnier espagnol chargé de faire d’elle « une femme respectable ». Ils vont vivre au bord de mer… Presque de force, sur les conseils d’un médecin, son mari la conduit en cure thermale à la montagne pour soigner ses calculs rénaux, son mal de pierres qui l’empêche d’avoir des enfants qu’elle ne veut d’ailleurs pas, contrairement à lui. D’abord désespérée dans ce sinistre environnement, elle reprend goût à la vie en rencontrant un lieutenant blessé lors de la guerre d’Indochine, André Sauvage (Louis Garrel). Cette fois, quoiqu’il advienne, Gabrielle ne renoncera pas à son rêve d’amour fou…
Dès le début émane de ce film une sensualité brute. La nature toute entière semble brûler de cette incandescence qui saisit et aliène Gabrielle : le vent qui s’engouffre dans ses cheveux, les champs de lavande éblouissants de couleurs, le bruit des grillons, l’eau qui caresse le bas de son corps dénudé, les violons et l’accordéon qui accompagnent les danseurs virevoltants de vie sous un soleil éclatant. La caméra de Nicole Garcia caresse les corps et la nature, terriblement vivants, exhale leur beauté brute, et annonce que le volcan va bientôt entrer en éruption.
Je suis étonnée que ce film n’ait pas eu plus d’échos lors de sa présentation à Cannes. Marion Cotillard incarne la passion aveugle et la fièvre de l’absolu qui ne sont pas sans rappeler celles d’Adèle H, mais aussi l’animalité et la fragilité, la brutalité et la poésie, la sensualité et une obstination presque enfantine. Elle est tout cela à la fois, plus encore, et ses grands yeux bleus âpres et lumineux nous hypnotisent et conduisent à notre tour dans sa folie créatrice et passionnée. Gabrielle incarne une métaphore du cinéma, ce cinéma qui « substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». Pour Gabrielle, l’amour est d’ailleurs un art, un rêve qui se construit. Ce monde c’est André Sauvage (le bien nommé), l’incarnation pour Gabrielle du rêve, du désir, de l’ailleurs, de l’évasion. Elle ne voit plus, derrière sa beauté ténébreuse, son teint blafard, ses gestes douloureux, la mort en masque sur son visage, ses sourires harassés de souffrance. Elle ne voit qu’un mystère dans lequel elle projette ses fantasmes d’un amour fou et partagé. « Elle a parfaitement saisi la dimension à la fois animale et possédée de Gabrielle, de sa folie créatrice » a ainsi déclaré Nicole Garcia lors de la conférence de presse cannoise. « Je n’ai pas pensé à filmer les décors. Ce personnage est la géographie. Je suis toujours attirée par ce que je n’ai pas exploré » a-t-elle également ajouté.
Face à Gabrielle, les personnages masculins n’en sont pas moins bouleversants. Le mari incarné par Alex Brendemühl représente aussi une forme d’amour fou, au-delà du désamour, de l’indifférence, un homme, lui aussi, comme André Sauvage, blessé par la guerre, lui aussi secret et qui, finalement, porte en lui tout ce que Gabrielle recherche, mais qu’elle n’a pas décidé de rêver… « Ce personnage de femme m’a beaucoup touchée. Une ardeur farouche très sauvage et aussi une sorte de mystique de l’amour, une quête d’absolu qui m’a enchantée. J’aime beaucoup les hommes du film, je les trouve courageux et pudiques» a ainsi déclaré Marion Cotillard (qui, comme toujours, a d'ailleurs admirablement parlé de son personnage, prenant le temps de trouver les mots justes et précis) lors de la conférence de presse cannoise du film (ma photo ci-dessus). Alex Brendemühl dans le rôle du mari et Brigitte Roüan (la mère mal aimante de Gabrielle) sont aussi parfaits dans des rôles tout en retenue.
Au scénario, on retrouve le scénariste notamment de Claude Sautet, Jacques Fieschi, qui collabore pour la huitième fois avec Nicole Garcia et dont on reconnaît aussi l’écriture ciselée et l’habileté à déshabiller les âmes et à éclairer leurs tourments, et la construction scénaristique parfaite qui sait faire aller crescendo l’émotion sans non plus jamais la forcer. La réalisatrice et son coscénariste ont ainsi accompli un remarquable travail d’adaptation, notamment en plantant l’histoire dans la France des années 50 heurtée par les désirs comme elle préférait ignorer les stigmates laissées par les guerres. Au fond, ce sont trois personnages blessés, trois fauves fascinants et égarés.
Une nouvelle fois, Nicole Garcia se penche sur les méandres de la mémoire et la complexité de l’identité comme dans le sublime « Un balcon sur la mer ». Nicole Garcia est une des rares à savoir raconter des « histoires simples » qui révèlent subtilement la complexité des « choses de la vie ».
Rarement un film aura aussi bien saisi la force créatrice et ardente des sentiments, les affres de l’illusion amoureuse et de la quête d’absolu. Un film qui sublime les pouvoirs magiques et terribles de l’imaginaire qui portent et dévorent, comme un hommage au cinéma. Un grand film romantique et romanesque comme il y en a désormais si peu. Dans ce rôle incandescent, Marion Cotillard, une fois de plus, est époustouflante, et la caméra délicate et sensuelle de Nicole Garcia a su mieux que nulle autre transcender la beauté âpre de cette femme libre qu’elle incarne, intensément et follement vibrante de vie.
La Barcarolle de juin de Tchaïkovsky et ce plan à la John Ford qui, de la grange où se cache Gabrielle, dans l’ombre, ouvre sur l’horizon, la lumière, l’imaginaire, parmi tant d’autres images, nous accompagnent bien longtemps après le film. Un plan qui ouvre sur un horizon d’espoirs à l’image de ces derniers mots où la pierre, alors, ne symbolise plus un mal mais un avenir rayonnant, accompagné d’ un regard qui, enfin, se pose et se porte au bon endroit. Un très grand film d’amour(s). A voir absolument.