Je vous ai déjà parlé des sélections parallèles suivantes : La Semaine de la Critique et la Quinzaine des Réalisateurs. Par ailleurs, outre les films présentés en compétition officielle au grand théâtre Lumière, depuis 1978 la sélection Un Certain Regard accueille chaque année dans la salle Debussy une vingtaine de films venant d’horizons multiples et différents, de cinématographies proches et lointaines, de jeunes réalisateurs et d’auteurs confirmés. Les films projetés dans le cadre de la sélection Un Certain Regard constituent l’autre partie de la sélection officielle (la première étant la compétition).
Depuis 1998, le Prix Un Certain Regard récompense l’un des films présentés dans cette sélection en lui remettant une aide à la distribution en France.
Un film de cette sélection peut aussi recevoir la Caméra d’or. La caméra d’or est un prix qui a été créé en 1978 par Gilles Jacob pour encourager de jeunes artistes au talent prometteur. Il récompense ainsi le meilleur premier film de toutes les sections : Sélection officielle (compétition et un certain regard), la Quinzaine des Réalisateurs et la Semaine de la Critique.
Pour illustrer cette présentation, je vous propose des critiques de films radicalement différents présentés dans le cadre de la sélection, qui vous donneront une idée de son éclectisme et de sa qualité. Des cinéastes aussi différents que Kim Ki Duk, Olivier Assayas, Emmanuelle Bercot (avec Clément qui avait ainsi obtenu le prix de la jeunesse l'année où j'en faisais partie, en 2001) et tant d'autres ont ainsi présenté des films dans le cadre de cette sélection.
-Le Filmeur d'Alain Cavalier-Sélection Un Certain Regard 2005-
A une époque où les images qui nous sont proposées, imposées même parfois, sont pléthoriques, souvent vaines et synonymes de vacuité, à une époque de zapping consumériste incessant, le film d’Alain Cavalier devient une promenade lénifiante, nous rassérénant même, et pourtant parfois inquiétante aussi. Certes le chemin est d’abord escarpé pour nos regards habitués à papillonner et à passer d’une image à l’autre à la vitesse de l’éclair, mais peu à peu son univers qui, de prime abord peut agacer, nous aspire ensuite, nous inspire même puisque le spectateur est un peu acteur, un peu « filmeur »lui aussi, lui tellement habitué à une passivité abêtissante,… et finalement nous envoûte. Malgré nos réticences initiales, malgré nos fameuses habitudes consuméristes donc. Le « filmage » a duré 11 ans, 11 années pendant lesquelles Alain Cavalier a filmé son quotidien, figé un présent normalement condamné à l’évanescence, filmé ces instants de grâce que seule la réalité sait inventer, inviter à nos regards, nos regards au début un peu réticents, qui sont progressivement charmés puis hypnotisés comme des prisonniers de l’obscurité qui peu à peu s’habitueraient à la lumière et ne pourraient finalement plus s’en passer. Instantanés qui se confrontent, se répondent, sous l’œil incisif du filmeur qui, presque 80 ans après, réinvente et modernise ce fameux « homme à la caméra » initié par Vertov. Ce qui aurait pu être impudique, racoleur, narcissique est au contraire une œuvre d’une grande générosité dans laquelle Cavalier nous fait partager la poésie volée au quotidien par l’acuité de son regard. Comme personne il sait déceler la beauté fortuite du quotidien, la singularité derrière l’apparente banalité. L’angoisse aussi, jamais soulignée ou grandiloquente. Non, parfois juste elliptique, parfois dédramatisée par l’humour de Cavalier mais néanmoins là. Par une image allusive parfois ou plus frontale comme celle du père sur son lit de mort. Ou celle du visage rieur de sa mère, omniprésente, ou celle de sa main posée sur la sienne. Vibrant témoignage d’amour à cette dernière, un des fils conducteurs du film. Il sait être judicieusement elliptique là ou d’autres auraient été exagérément insistants. Vie et mort indissociables comme les deux faces d’un même visage, en l’occurrence aussi le sien, opéré, si signifiant sans qu’il soit nécessaire de rajouter un commentaire qui aurait appauvri l’image, son visage lui aussi filmé frontalement, là enfin, là seulement. Gravité et drôlerie s’entrelacent donc constamment : les deux faces de l’existence. Parfois même furtivement, l’angoisse de la réalité nous saisit comme cette page si sombre de l’Histoire à laquelle renvoient quelques pages manuscrites.Journal filmique intime à la fois intemporel et ancré dans la réalité politique comme lorsque sur les images d’un feu de cheminée les informations télévisées annoncent la mort de Massoud tué par la même caméra (piégée celle-là) que celle avec laquelle Cavalier filme alors. Ironie, cynisme même, du réel qu’une fiction ne saurait inventer. Une œuvre riche, dont l’intensité n’est pas perceptible d’emblée mais vous envahit peu à peu comme s’impose la magie du quotidien par le prisme de sa caméra subjective. Avec évidence. Une mine d’or cinématographique dérobée au quotidien et dont Cavalier est l’insatiable et non moins talentueux chercheur et (car) iconoclaste. Indéniablement.Vous décrire ces instants immortalisés, ces diamants ciselés dans le quotidien en amoindrirait la beauté fulgurante, je vous invite à les découvrir, et à suivre sa route qui vous conduira de Claude Sautet à Romy Schneider, de poules en écureuils, de chambres d’hôtels en jardins amputés, de fruits frais en fruits pourris, de Bach aux tintements de cloches etc et surtout de la gravité à la légèreté, ou plutôt à la gravité, la profondeur, derrière la légèreté.
La tourneuse de pages de Denis Dercourt-Sélection Un Certain Regard 2006
La Tourneuse de pages de Denis Dercourt est un un film aux accents chabroliens. Fille de bouchers dans une petite ville de province, Mélanie (Déborah François découverte dans l’Enfant des frères Dardenne), 10 ans, semble avoir un don pour le piano. Elle tente le concours d'entrée au Conservatoire mais échoue, perturbée par l'attitude désinvolte de la présidente du jury, Ariane, une pianiste reconnue interprétée par Catherine Frot. Une dizaine d'années plus tard, Mélanie entre comme stagiaire dans un grand cabinet d'avocats international dirigé par M. Fouchécourt, (Pascal Grégory) le mari de la pianiste en question. Très vite, Mélanie s’avère très organisée et dévouée, déjà trop zélée. M.Fouchécourt lui propose donc de venir chez lui garder son fils, forcément jeune et innocent, en son absence. Son épouse s’attache bientôt, se cramponne même, à elle et lui propose de devenir sa tourneuse de pages, rouage essentiel dans la mécanique bien huilée de ses concerts. La moindre contrariété peut faire chavirer cette femme fragilisée depuis un étrange accident de voiture. Bien sûr, les accidents, les hasards n’en sont pas mais sont le résultat de l’obsession fatale de la jeune et inquiétante Mélanie. Un désir de vengeance implacable et une détermination infaillibles la guident. Une relation trouble se noue entre les deux femmes. Mélanie devient bientôt indispensable à la pianiste devenue aussi vulnérable que celle dont elle a brisé le destin l’était. L’obsession, même si elle prend un visage différent, est réciproque: la haine et l’amour si semblables, pour Mélanie qui dévore Ariane du regard, et une singulière nécessité pour cette dernière. Le cadre ne les met pas en champ/contre-champ mais les enferme l’une et l’autre, indissociables, prisonnières de leurs désirs dissemblables mais aussi destructeurs. La menace est constante, d’autant plus dangereuse qu’elle a le visage d’un ange au teint diaphane. La musique classique renforce cette impression du souffle glacial et menaçant qui plane constamment. Dès le début, faussement aiguillé par de la viande rouge que l’on découpe rageusement, le spectateur s’attend à un bain de sang tel celui qui clôture La Cérémonie de Chabrol mais finalement La tourneuse de pages se rapproche davantage de Merci pour le chocolat, la vengeance sera en effet plus insidieuse et invisible, à l’image de la blessure qui en a suscité le désir. L’intérêt n’est pas tellement dans le dénouement mais plutôt dans l’attente suscitée, cette sensation de danger, que tout peut basculer d’un instant à l’autre dans la note dissonante et définitive. Dercourt est moins sévère que Chabrol, la pianiste devient humaine, victime vulnérable et traquée. Les bourgeois chabroliens eux, sont souvent (im)pitoyables, ou rongés par le vice, parfois les deux. Catherine Frot est aussi remarquable en pianiste qu’en paysanne dans Le passager de l’été, et Déborah François aussi juste qu’elle l’était dans l’Enfant même si ces deux interprétations sont diamétralement opposées. Ce face à face entre les deux actrices est le principal intérêt de ce film à l’inspiration hitchcockienne et chabrolienne qui n’arrive pas à la cheville (enfin,... plutôt la bobine) de ses illustres inspirateurs mais qui aura au moins le mérite d’instaurer une ambiance pesante qui nous tient en haleine jusqu’à la fin. C’est le cinquième long métrage de Denis Dercourt, qui, en filmant l’univers de la musique classique, filme un univers qu'il connaît bien pour avoir été, entre 1988 à 1993, alto solo de l'Orchestre Symphonique Français.
La Californie de Jacques Fieschi-Sélection Un Certain Regard 2006
-La Californie, premier long métrage en tant que réalisateur de Jacques Fieschi, scénariste de Claude Sautet et notamment de Nelly et M.Arnaud mais aussi de Selon Charlie de Nicole Garcia etc. Il y a eu un crime, là-haut, dans la villa, dans le quartier cannois huppé de la Californie. Depuis longtemps, rien ne peut séparer Mirko (Roschdy Zem) et Stefan. Les voici sur la Côte d'Azur. Ils n'ont rien, ils battent le pavé. Mais ils se débrouillent, se font vigiles, videurs. A la sortie d'une discothèque, ils ont rencontré Maguy (Nathalie Baye), une femme qui sort et boit beaucoup, qui claque beaucoup d'argent. Elle vit là-haut, dans une villa luxueuse. Elle entretient une poignée de gens, sa copine et souffre-douleur Katia, et un couple de garçons, Francis et Doudou. Maguy prend Mirko et Stefan à son service, cela signifie : s'occuper de la maison, faire les courses, entretenir le bateau. Ca veut dire aussi que Mirko couche avec Maguy. Hélène (Ludivine Sagnier), la fille que Maguy n'a pas élevée, arrive dans la villa. Elle ne vient pas se plaindre, demander des comptes. Entre Maguy et Hélène, Mirko et Stefan, va s'instaurer un jeu de désir qui les met en danger. Les billes du jeu s'entrechoquent et libèrent des passions violentes. Rien ne protège plus ces vies qui ont refusé la norme. De cette adaptation de Simenon et de la part du scénariste de Claude Sautet nous étions en droit d’attendre plus de tension sous-jacente. Or, ici Jacques Fieschi a choisi la voie de la théâtralité pour confronter ces singularités amenées à vivre ensemble, des singularités que tout pourrait opposer et que finalement leurs marginalités si dissemblables et leur solitude réunissent. Tous pourraient commettre un crime, la question est de savoir quand et qui. Encore un noir écho à la vie cannoise puisque cette Californie dont il est question est celle du célèbre quartier cannois. Le grand (seul ?) intérêt de ce film est la prestation et la confrontation magistrale d’une Nathalie Baye plus talentueuse que jamais (qui rappelle un peu son rôle dans les Sentiments mais qui utilise encore davantage ici son côté loufoque) et Roschdy Zem qui confirme encore à quel point il méritait son prix d’interprétation ayant ici un rôle diamétralement opposé à celui d’Indigènes.
Paris, je t'aime -Sélection Un Certain regard 2006
Place enfin à un peu de légèreté, du moins aurait-on pu le croire, avec l’ouverture d’un Certain Regard avec un film au titre en forme de déclaration d’amour Paris je t’aime dont on nous présente ce soir la...81ème version après que le film ait bien failli ne jamais être projeté en raison d'un désaccord au sein de la production. La projection est précèdée de la présentation de l’équipe du film sur scène en l’occurrence les équipes des 18 films (18 courts métrages se déroulant chacun dans un arrondissement de Paris) donnant lieu à un plateau prestigieux avec notamment Hypolyte Girardot, Gena Rowlands, Ludivine Sagnier, Gus Van Sant, Alexander Payne, Fanny Ardant, Gurinder Chada, Juliette Binoche, Bruno Podalydès…et tant d’autres qui ont rendu la grande scène du théâtre Debussy trop petite pour tous les contenir sans oublier évidemment le maire de Paris, mais également dans la salle un ancien Ministre de la Culture, candidat à la candidature pour la présidentielle dont certains croient qu’il l’est toujours , (confusion qui ne semble pas lui déplaire) et qui s'est d'ailleurs offert aujourd'hui un bain de foule sur la Croisette. Mais revenons à Paris, et nous voilà donc partis pour une promenade romantique dans ses rues somptueuses, dangereuses, amoureuses. Du moins est-ce ce que nous aurions pu croire mais la plupart des réalisateurs ont savamment évité les clichés de carte postale pour nous livrer une ville Lumière parfois sombre, violente, en tout cas vivante, pas si aseptisée, comme les amours dont elle est le cadre. Pas forcément un amour lisse donc mais un amour aussi tragique, vampirique, satirique, ludique… Paris vit, vibre, bouscule, exalte, provoque l’amour. Au fil des quartiers de Paris l’amour est mimé, malmené, révélé, maternel, perdu... Une œuvre riche et inégale., peut-être un peu tiède au regard d'un thème qui aurait pu permettre aux réalisateurs de se prêter à de nombreuses excentricités poétiques. Quelques films sortent réellement du lot. Indéniablement, à l'applaudimètre le film désopilant des frères Coen avec Steve Buscemi aura recueilli le plus des suffrages des festivaliers, festivaliers qui parfois n’applaudissent pas du tout au dénouement de certains courts comme celui d'Olivier Assayas. Violence cannoise. Abhorrer ou adorer vous disais-je. Pas d’autre alternative. D’autres films étaient pourtant réussis comme celui d'une belle ironie nostalgique, du tandem Auburtin/ Depardieu avec Gena Rowlands. Remarquable également le film mettant en scène une actrice et un aveugle dans Faubourg Saint-Denis de Tom Tykwer ou encore l'amour de mimes si poétiques aux accents "Tim Burtoniens", désarmants et désarmés, avec Yolande Moreau…et l’amour pour Paris, le seul dans l’hilarant 14ème arrondissement d’Alexander Payne. Ou encore l’amour selon Oscar Wilde, sur sa tombe au Père Lachaise dans le film de Wes Craven. Dommage que Woody Allen qui avait si bien su filmer Paris dans Tout le monde dit I love you n’ait finalement pas fait partie de l’aventure ! Dommage aussi que les transitions n’aient pas été plus habiles , la fin nous donne une ébauche de ce qu’elles auraient pu être… Peut-être faudra-t-il attendre la 82ème version… Etrange que la ville dans laquelle se déroule le plus grand nombre de tournages n’ait pas été mieux et davantage filmée (dans la plupart des courts métrages Paris est quasiment absente!) surtout dans un film qui se proclame déclaration d'amour dans et à la capitale, comme si les réalisateurs avaient eu peur de s'y hasarder, de s'y confronter, comme si leur amour pour Paris les avait aveuglés, effrayés… Bref, un film qui ne tient pas toujours les promesses de sa déclaration initiale, un peu trop frileux,... mais qui vous permettra de faire une agréable et divertisssante promenade dans ses quartiers incitateurs à la rêverie et aux déclarations enflammées.
Le temps qui reste de François Ozon-Sélection Un Certain Regard 2005
Le temps, justement, est à l’orage. Probablement Hélios, en cinéphile averti, désapprouve-t-il la tiédeur de la compétition. Même si je ne peux que l’approuver j’aurais préféré attendre sous un ciel plus clément l’ouverture des marches (bleues celles-là) qui mènent à la salle Debussy où sont projetés les films de la section « Un certain regard ». Une ouverture salutaire des portes met fin à mes réclamations silencieuses. La salle est bondée. De nombreux festivaliers ont été refoulés. Melvil Poupaud et le réalisateur viennent présenter le film, le premier évoquant le plaisir d’avoir travaillé avec le second et en ce lundi de Pentecôte travaillé sujet à controverse, Ozon, quant à lui, excuse ironiquement l’absence de Jeanne Moreau par une grève prétendue … L’ironie ne devrait plus vraiment être au rendez-vous par la suite puisque l’histoire du « temps qui reste »est celle de Romain, un jeune photographe de trente ans qui apprend brutalement qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Plutôt que de traquer les signes de la maladie ou de signer un film larmoyant sur la mort, Ozon, nous raconte l’histoire d’une réconciliation, celle d’un homme avec lui-même, celle d’un homme qui dit de lui qu’il « n’est pas quelqu’un de gentil ». On suit pas à pas son cheminement et ses photographies qui immortalisent la fugacité du bonheur, jusqu’à la libération finale, écho à la sublime et cruelle fin de « 5 fois 2 », un rayon de soleil aussi paradoxal dans les deux films puisque dans « le temps qui reste » c’est la fin paradoxalement apaisée d’un homme et dans « 5 fois 2 » le début a posteriori douloureux d’une histoire puisque nous en connaissons le tragique dénouement. Une réalisation sobre et non moins brillante transforme ce qui aurait pu être un film désespérément obscur en une leçon de vie et peut-être plus encore en une leçon de cinéma car Ozon a réussi à dresser les portraits de personnages ambivalents, parfois salutairement désagréables ou juste simplement humains, ne tombant jamais dans le manichéisme ou la caricature. La première vraie émotion de ce festival. Dommage qu’il n’ait pas figuré dans la compétition officielle…
Les différentes critiques ci-dessous sont extraites de mes comptes-rendus des Festivals de Cannes 2005 et 2006 publiés sur In the mood for cinema.
Sandra.M