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COMPETITION OFFICIELLE

  • 77ème Festival de Cannes (compétition officielle) – Critique de ALL WE IMAGINE AS LIGHT de Payal Kapadia

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    All we imagine as light est le premier long-métrage de fiction de Payal Kapadia, qui avait auparavant réalisé plusieurs courts-métrages et un long-métrage documentaire, Toute une nuit sans savoir, qui fut présenté à la Quinzaine des Cinéastes en 2021 et qui remporta l’Œil d’Or du meilleur documentaire. Avec ce long-métrage, elle permet le retour du cinéma indien en compétition à Cannes après… 30 ans d’absence !

    Sans nouvelles de son mari depuis des années, Prabha, infirmière à Mumbai, s'interdit toute vie sentimentale. De son côté, Anu, sa jeune colocataire, fréquente en cachette un jeune homme qu’elle n’a pas le droit d’aimer. Lors d'un séjour dans un village côtier, ces deux femmes empêchées dans leurs désirs entrevoient enfin la promesse d'une liberté nouvelle.

    Le film a été en grande partie réalisé à Mumbaï, dans les quartiers de Lower Parel et Dadard (le quartier d’origine de la cinéaste). La deuxième partie du film qui se déroule en bord de mer a été tournée dans un village du littoral de Ratnagiri. Aux journées incessamment pluvieuses qui nimbent la ville d’une aura sombre constellée de lumière(s) s’opposent alors la nature verdoyante, et un paysage illuminé de soleil.

    Il y a quelque chose qui relève d’un poème dans ce film, ou d’un tableau, ou d’une musique, un peu tout cela, en tout cas, une œuvre d’art sensorielle, grave et légère, délicate et sensuelle qui vous envoûte, vous charme subrepticement pour totalement vous bouleverser au dénouement.

    La manière dont la cinéaste filme la ville, ses ombres et ses lumières, avec langueur et sensualité, fait penser à Wong Kar-Wai tandis que la deuxième partie, évanescente, m’a fait songer au cinéma de Apichatpong Weerasethakul

     Discrètement : c’est ainsi que la réalisatrice instille son féminisme, comme elle nous ensorcelle. Le premier long métrage de fiction de  Payal Kabadia marquera sans aucun doute le palmarès de ce 77ème Festival de Cannes comme il imprègne ma mémoire. Trois magnifiques portraits de femmes mais aussi le portrait sensible de la société indienne.  Un film poétique et plein de grâce, moderne et langoureux dont le réalisme laisse peu à peu place à un chant onirique. Captivant.

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  • Festival de Cannes 2024 (compétition officielle) - Critique de LA PLUS PRÉCIEUSE DES MARCHANDISES de Michel Hazanavicius

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    Le film de Michel Hazanavicius, La Plus Précieuse Des Marchandises figurait parmi les films en compétition de ce Festival de Cannes 2024.

    L’an passé, avec son chef-d’œuvre La Zone d’intérêt, également présenté en compétition à Cannes mais aussi en avant-première dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023, Jonathan Glazer prouvait d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signait ainsi une démonstration implacable, réunissant dans chaque plan deux mondes qui coexistent, l'un étant une insulte permanente à l’autre.

    Avant lui, bien d’autres cinéastes avaient évoqué la Shoah : Claude Lanzmann (dont le documentaire, Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) qui écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. »

    Autre approche que celle de La Liste de Schindler de Spielberg ( qui va à l'encontre même de la vision de Lanzmann) dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces Juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché.

    En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau.

    Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni avait lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : «  Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai… ». C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne l'absurdité. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.

    C’est aussi le genre du conte qu’a choisi Michel Hazanavicius, pour son premier film d’animation, qui évoque également cette période de l’Histoire, une adaptation du livre La Plus Précieuse Des Marchandises de Jean-Claude Grumberg. Le producteur Patrick Sobelman lui avait ainsi proposé d’adapter le roman avant même sa publication.

     Le réalisateur a ainsi dessiné lui-même les images, particulièrement marquantes (chacune pourrait être un tableau tant les dessins sont magnifiques), il dit ainsi s’être nourri du travail de l’illustrateur Henri Rivière, l’une des figures majeures du japonisme en France. En résulte en effet un dessin particulièrement poétique, aux allures de gravures ou d’estampes.

    Ainsi est résumé ce conte :  Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron (voix de Grégory Gadebois) et une pauvre bûcheronne (voix de Dominique Blanc). Le froid, la faim, la misère, et partout autour d´eux la guerre, leur rendaient la vie bien difficile. Un jour, pauvre bûcheronne recueille un bébé. Un bébé jeté d’un des nombreux trains qui traversent sans cesse leur bois. Protégée quoi qu’il en coûte, ce bébé, cette petite marchandise va bouleverser la vie de cette femme, de son mari, et de tous ceux qui vont croiser son destin, jusqu’à l’homme qui l’a jeté du train.

     Avant même l’horreur que le film raconte, ce qui marque d’abord, ce sont les voix, celle si singulière et veloutée de Jean-Louis Trintignant d’abord (ce fut la dernière apparition vocale de l’acteur décédé en juin 2022) qui résonne comme une douce mélopée murmurée à nos oreilles pour nous conter cette histoire dont il est le narrateur. Dans le rôle du « pauvre bûcheron », Grégory Gadebois, une fois de plus, est d’une justesse de ton remarquable, si bien que même longtemps après la projection son « Même les sans cœurs ont un cœur » (ainsi appellent-ils d’abord les Juifs, les « sans cœurs » avant de tomber fou d’amour pour ce bébé et de réaliser la folie et la bêtise de ce qu’il pensait jusqu’alors et avant d’en devenir le plus fervent défenseur, au péril de sa vie) résonne là aussi encore comme une litanie envoûtante et bouleversante.

    Le but était ainsi que le film soit familial et n’effraie pas les enfants. Les images des camps sont donc inanimées, accompagnées de neige et de fumée, elles n’en sont pas moins parlantes, et malgré l’image figée elles s’insinuent en nous comme un cri d’effroi. Le but du réalisateur n’était néanmoins pas de se focaliser sur la mort et la guerre mais de rendre hommage aux Justes, de réaliser un film sur la vie, de montrer que la lumière pouvait vaincre l’obscurité. Un message qu’il fait plus que jamais du bien d’entendre.

     Le film est accompagné par les notes d’Alexandre Desplat qui alternent entre deux atmosphères du conte : funèbre et féérique (tout comme dans le dessin et l’histoire, la lumière perce ainsi l’obscurité). S’y ajoutent deux chansons : La Berceuse (Schlof Zhe, Bidele), chant traditionnel yiddish, et Chiribim Chiribom, air traditionnel, interprétées par The Barry Sisters.

    Michel Hazanavicius signe ainsi une histoire d’une grande humanité, universelle, réalisée avec délicatesse, pudeur et élégance sans pour autant masquer les horreurs de la Shoah. Les dessins d’une grande qualité, les sublimes voix qui narrent et jouent l’histoire, la richesse du texte, la musique qui l’accompagne en font un film absolument captivant, d’une grande douceur malgré l’âpreté du sujet et de certaines scènes. Un conte qui raconte une réalité historique. Une ode au courage, elle-même audacieuse. On n’en attendait pas moins de la part de celui qui avait osé réaliser des OSS désopilants, mais aussi The Artist, un film muet (ou quasiment puisqu’il y a quelques bruitages), en noir et blanc tourné à Hollywood, un film qui concentre magistralement la beauté simple et magique, poignante et foudroyante, du cinéma, comme la découverte de ce plaisir immense et intense que connaissent les amoureux du cinéma lorsqu’ils voient un film pour la première fois, et découvrent son pouvoir d’une magie ineffable. Chacun de ses films prouve l’immense étendue du talent de Michel Hazanavicius qui excelle et nous conquiert avec chaque genre cinématographique, aussi différents soient-ils avec, toujours, pour point commun, l’audace.

    Des années après Benigni, Hazanavicius a osé à son tour réaliser un conte sur la Shoah, qui est avant tout une ode à la vie, un magnifique hommage aux Justes, sobre et poignant, qui use intelligemment du hors champ pour nous raconter le meilleur et le pire des hommes, la générosité, le courage et la bonté sans limites (représentées aussi par cette Gueule cassée de la première guerre mondiale incarnée par la voix de Denis Podalydès)  et la haine, la bêtise et la cruauté sans bornes, et qui nous laisse après la projection, bouleversés, avec, en tête, les voix de Grégory Gadebois et Jean-Louis Trintignant, mais aussi cette lumière victorieuse, le courage des Justes auquel ce film rend magnifiquement hommage et cette phrase, à l’image du film, d’une force poignante et d’une beauté renversante  :  « Voilà la seule chose qui mérite d’exister : l’amour. Le reste est silence ».

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  • Festival de Cannes 2024 (compétition officielle) - Critique de ANORA de Sean Baker

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    Décidément, les films de la compétition de ce Festival de Cannes 2024 casse les codes. Après le délicieusement hybride Emilia Perez, c’est à une nouvelle lecture du conte de Cendrillon que nous invite Sean Baker avec Anora, lequel avait déjà réalisé sa relecture du conte de Perrault avec Tangerine en 2015.

    Anora (Mikey Madison) est une jeune strip-teaseuse de Brooklyn qui se transforme en Cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque russe. Sans réfléchir, elle épouse avec enthousiasme son prince charmant ; mais lorsque la nouvelle parvient en Russie, le conte de fées est vite menacé : les parents du jeune homme partent pour New York avec la ferme intention de faire annuler le mariage... et le « prince charmant » s’avère aussi riche que lâche. Anora se retrouve alors prise dans une course folle…

    Le cinéaste américain a fait le choix de tourner son film en 35 mm avec des optiques anamorphiques, afin de se rapprocher de l’esthétique du cinéma des années 70. Avec son chef opérateur Drew Daniels ils ont aussi privilégié la caméra à l’épaule, ce qui contribue à l’atmosphère frénétique, à la vivacité, au sentiment d’urgence constant mais aussi au réalisme.

    Drôle, féroce, déjanté, Anora est sans cesse surprenant jusqu’au dénouement, une véritable rupture de ton totalement inattendue, qui nous bouleverse littéralement et qui pourrait bien valoir la récompense suprême à ce film aussi inclassable que celui de Jacques Audiard, autre sérieux prétendant à la palme d’or.

    C’est une Amérique désabusée que portraiture ici Sean Baker, entre comédie, road movie et thriller. Un film empreint de la fougue de la jeunesse de son héroïne qui croit au conte de fées et à la comédie romantiques avec les codes desquelles Sean Baker jongle malicieusement en nous embarquant sur des voies inattendues, confrontant la couardise des hommes au courage de sa jeune protagoniste, loin des clichés.

    Mikey Madison crève littéralement l’écran du début à la fin. Il est impossible d’imaginer une autre actrice pour incarner Anora à laquelle elle apporte toute sa puissance tragi-comique.

    Avec ce conte de fées réécrit qui est aussi son huitième film, Sean Baker lorgne du côté des frères  Coen et a surtout réalisé un film aussi imprévisible que jubilatoire, burlesque, rythmé, déjanté. A l’image de son héroïne, il ose constamment pour notre plus grand plaisir.  Un conte à la fois cruel et mélancolique, débridé et poignant quand il se pose enfin…et nous cueille totalement après cette course effrénée, trépidante et passionnante.

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  • 77ème Festival de Cannes - Compétition officielle – Critique de MARCELLO MIO de Christophe Honoré

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    Christophe Honoré était hier de retour en compétition à Cannes, six ans après Plaire, aimer et courir vite et dix-sept ans après Les Chansons d’amour.

    Il nous raconte l’histoire d’une femme qui s’appelle Chiara (Chiara Mastroianni). Elle est actrice, elle est la fille de Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve et le temps d’un été, chahutée dans sa propre vie, elle se raconte qu’elle devrait plutôt vivre la vie de son père. Elle s’habille désormais comme lui, parle comme lui, respire comme lui et elle le fait avec une telle force qu’autour d’elle, les autres finissent par y croire et se mettent à l’appeler « Marcello ».

    Au milieu d’une compétition parfois sombre mais toujours riche et singulière, le film de Christophe Honoré a constitué une respiration : une fantaisie qui oscille entre mélancolie et gaieté. Cela commence dans la fontaine Saint-Sulpice. Chiara Mastrioanni rejoue un des plans les plus célèbres de l’Histoire du cinéma, celui d’Anita Ekeberg se baignant dans la fontaine de Trevi à Rome dans La Dolce Vita.

    Ce nouveau film de Christophe Honoré est avant tout une « chanson d’amour » dédiée au cinéma et aux acteurs. Tournant pour la deuxième fois  sous le regard de la caméra bienveillante du cinéaste (après Les Bien-Aimés en 2011), Catherine Deneuve (qui joue …Catherine Deneuve) s’y amuse avec son image, entre ironie et grâce notamment lorsque dans un regard passe toute une galerie d’émotions (du regret au chagrin, en passant par l’amour) ou quand elle chante un air original composé par Alex Beaupain.

    Melvil Poupaud et Benjamin Biolay jouent également leur propre rôle…décontenancés par cette nouvelle Chiara, leur amie qui se prend soudain pour son père avec la plus grande conviction et le plus grand sérieux.

    Fabrice Luchini et Nicole Garcia jouent également des variations d’eux-mêmes, le premier ravi d’avoir un nouvel ami en la personne de Marcello Mastrionnai qui peut l’appeler à toute heure du jour et de la nuit. La seconde, réalisatrice d’un film pour lequel Chiara passe des essais, déstabilisée de voir son actrice devenir un acteur, en l’occurrence son propre père.

    A cette joyeuse troupe s’ajoute Hugh Skinner, le seul qui ne joue pas son propre rôle mais celui d’un soldat britannique en poste à Paris qui se prénomme Colin. L’amoureux idéal(isé) de Chiara.

    Ce film nous qui vire peu à peu à la comédie loufoque, à l’italienne, nous invite à ne pas nous prendre au sérieux, à vivre notre vie comme une comédie. C’est souvent drôle, triste subitement, puis de nouveau jubilatoire, notamment lorsque Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni visitent l’appartement où elles vivaient avec Marcello.

    Un film gai et nostalgique. Une savoureuse déclaration d’amour aux actrices et aux acteurs, avec une Chiara Mastroianni touchante, troublante, impériale. Une comédie qui nous fait passer du rire aux larmes, qui évoque le deuil avec beaucoup de pudeur (« Comme si c'était moi qui étais devenue le fantôme  mon père. Cela me donne l'impression qu'on va me démasquer qu'on va voir que je ne suis personne. »), de poésie et de grâce.

    Mais au-delà des acteurs, au-delà du regard voluptueux que la caméra de Christophe Honoré porte sur eux, ce qui fait la grande richesse de ce film, ce supplément d’âme qui nous émeut, c’est sa bande originale de Dardanus : Sommeil de Jean-Philippe Rameau au Grand Sommeil d'Étienne Daho en passant par Clair de Lune n°3  de Claude Debussy à Una Storia Importante de Ramazzotti,  O mio babbino caro de Puccini, interprété par Maria Callas, Words de F.R. David, Le Notti Bianche composé par Nino Rota… des airs auxquels s’ajoute les chansons de Benjamin Biolay :  La Ballade du mois de juin, Comment est ta peine, et celles d’Alex Beaupain. C’est la septième fois que Christophe Honoré et Alex Beaupain collaborent sur un long-métrage et c’es une fois de plus une réussite.

    Un temps suspendu comme lorsque Melvil Poupaud revit une scène vécue avec Marcello, une fable portée par la présence incandescente de Chiara/ Marcello qui mériterait un prix d’interprétation. Un film dont on ressort apaisé et joyeux. Une ode rêveuse et flamboyante au cinéma et aux acteurs.

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  • Festival de Cannes 2024 (compétition officielle) - Critique de EMILIA PEREZ de Jacques Audiard

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    L’idée de ce film a commencé a germé dans l’esprit de Jacques Audiard quand ce dernier a lu le roman de Boris Razon, Écoute, dans lequel un personnage de narcotrafiquant transsexuel désire se faire opérer.

    Surqualifiée et surexploitée, Rita (Zoe Saldana) use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas (Karla Sofia Gascon) à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.

    Sur le papier, ce projet est totalement improbable, un mélange des genres périlleux entre le drame, le thriller et la comédie musicale. A l’écran, c’est une réussite totale, un projet ambitieux et singulier, séduisant de la première à la dernière minute. Il en fallait pourtant de l’audace pour, après nous avoir embarqués au milieu des tours du 13ème arrondissement avec Les Olympiades, mettre en scène cette histoire de comédie musicale dans les cartels mexicains, tournée…dans les studios en France. Le film n’y perd pourtant jamais en crédibilité et en force, bien au contraire.

    Habitué du Festival de Cannes et de son palmarès, Jacques Audiard, avec ce dixième long-métrage qui ne regarde plus les hommes tomber mais les femmes combattre, ne devrait pas déroger à la règle avec ce film : Un héros très discret (prix du meilleur scénario en 1996), Un Prophète (Grand prix du jury en 2009), Dheepan (palme d’or en 2015).

    Il y a de la folie et de la flamboyance d’Almodovar dans ce dernier film d’Audiard qui est un sublime hommage à la combattivité des femmes. Filmé par un autre, ce film baroque aurait pu être grotesque. Ce film ne l’est jamais. Il est à l’image de Karla Sofia Gascón : intensément libre, éblouissant, généreux, sensuel, débordant d’énergie, fougueux.

    Emilia Pérez, c’est d’abord Manitas, une femme doublement prisonnière d’une vie qui n’est pas la sienne, la masculinité, et la violence. C’est l’histoire d’une rédemption. Le personnage de Zoe Saldaña évolue de manière tout aussi passionnante. Avocate ambitieuse et cynique, elle accepte d’abord d’aider Manitas pour l’argent avant de rejoindre son combat pour aider les proches de personnes disparues. Il ne serait pas étonnant de retrouver les deux actrices au palmarès tant elles crèvent l’écran.

    Jacques Audiard pourrait aussi de nouveau décrocher la palme d’or tant ce film inclassable est constamment inventif, mêlant danse, chansons, drame,  comédie, film noir, mélodrame, télénovela etc…tout en étant toujours aussi juste et captivant.

    Dommage que le Festival de Cannes ne récompense pas encore les bandes originales, la musique, de Camille, mériterait de figurer au palmarès.

    Audiard nous achève avec le dénouement, une procession lors de laquelle est entonnée en espagnol la sublimement mélancolique chanson de Brassens, Les Passantes. Une chanson à l’image du film : une ode aux femmes. Bouleversante.

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  • Critique de ANATOMIE d'une chute de Justine Triet - Compétition officielle 2023

    anatomie d'une chute de Justine Triet

    Je découvre ce film en « rattrapage » le dernier jour du Festival de Cannes, quelques heures avant la clôture, et j’en suis sortie bousculée, heurtée par la lumière réconfortante du Sud après cette plongée dans cette histoire qui m’avait totalement happée. La récompense cannoise suprême serait amplement méritée pour ce thriller de l’intime qui m’a captivée de la première à la dernière seconde. Comme à l’issue d’un thriller, le film terminé, vous n’aurez qu’une envie : le revoir, pour quérir les indices qui vous auraient échappés. Si la palme d’or était cette année française, le cinéma hexagonal recevrait ainsi pour la onzième fois la prestigieuse récompense, dévolue à une réalisatrice pour la troisième fois de l’histoire du festival après Jane Campion, pour La leçon de piano, en 1993, et après Julia Ducournau, pour Titane, en 2021. Anatomie d’une chute est le quatrième long-métrage de Justine Triet après La bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sibyl (2019). Alors qu’un autre film de procès récoltait les louanges des festivaliers, Le procès Goldman de Cédric Kahn, à la Quinzaine des cinéastes, le procès de cette chute a également reçu des avis presque unanimement enthousiastes. Il serait néanmoins très réducteur de définir ce film comme étant uniquement un « film de procès ».

    Sandra (Sandra Hüller), Samuel (Samuel Theis) et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel (Milo Machado Graner), vivent depuis un an loin de tout, à la montagne, dans la région dont Samuel est originaire. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?

    Ce sont finalement trois mystères qu’explore le film, contenus dans son titre : le mystère d’un couple, surtout de sa déliquescence, le mystère d’une mort suspecte, le mystère des récits de Sandra, écrivaine. Trois chutes. Le terme chute s’applique ainsi à ces trois mystères. La chute du couple. La chute (physique) qui conduit à la mort de Daniel. La chute d’une œuvre (qu’elle soit romanesque ou cinématographique). C’est donc à cette triple anatomie que nous convie Justine Triet. Et finalement à l’anatomie de celle qui les réunit : le fascinant, intrigant, froid et impénétrable personnage de Sandra. 

    Cela commence dans le cadre en apparence serein du chalet familial, par une chute : celle d’une balle dans un escalier, qui en préfigure d’autres. Une jeune universitaire vient interviewer Sandra sur son travail d’écrivaine. Autour d’un verre, une joute verbale s’installe, non dénuée de séduction. Cette dernière répond de manière évasive, et dans ses réponses et sa manière de répondre, déjà, s’instaure un certain malaise qui s’accroît lorsque Samuel, invisible, à l’étage, met une musique assourdissante (une version instrumentale du P.I.M.P de 50 Cent , P.I.M.P de Bacao Rhythm et Steel Band) qu’il écoute en bouche tout en rénovant les combles du chalet. Bien qu’absent du cadre, Samuel envahit l’espace. Sandra feint tout d’abord de faire abstraction de cet envahissement sonore qui entrave l’interview, qu’elle doit finalement interrompre. Pour s’échapper de cette cacophonie, le jeune Daniel part sortir son chien. C’est là qu’il découvrira le corps sans vie de son père.

    Le personnage de Sandra est absolument passionnant, celui d’une femme libre, à la personnalité retorse. C’est finalement cette personnalité qui semble être disséquée et désapprouvée lors du procès parce qu’elle n’entre pas dans les cases. Dans la vie d’une romancière, on préfère ainsi imaginer qu’elle « tue le héros de son roman » plutôt  « qu’un banal suicide» de son mari. Sa froideur et sa distance la rendent rapidement suspecte aux yeux du procureur qui n'aura de cesse de prouver sa culpabilité. Incarné par Antoine Reinartz, il s’acharne sur elle avec une rare violence. Son récit à lui est parfaitement manichéen. Sandra fait une « bonne coupable », une parfaite « méchante » pour que soit raconté « le bon récit », celui de l’écrivaine meurtrière.

    L’aveugle est finalement le seul à (sa)voir. Plus que de vérité, il est question de réécriture de la vérité, de choix de récit et c’est avant tout cela qui rend cette histoire passionnante. Elle questionne constamment cette notion de vérité et d’écriture. Le récit appartient alors à Daniel. C’est à lui que reviendra de choisir le récit officiel. Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger (film prenant avec James Stewart, que je vous recommande au passage) dont le titre a inspiré celui du film de Justine Triet, interrogeait lui aussi cette notion de vérité. Dans Sibyl, Virginie Efira incarne une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d'écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Là aussi, elle va réécrire une réalité…

    La dissection du couple est également particulièrement passionnante, notamment une scène de dispute pendant laquelle vous retiendrez votre souffle (ce ne sera d’ailleurs pas la seule). Est ainsi disséquée la complexité des rapports qu’entretiennent Sandra et Samuel, constitués de rancœurs, de jalousie aussi, d’inégalité. L’un et l’autre puisent dans la vie, dans leur vie, pour écrire, l’une avec plus de succès que l’autre. Samuel veut faire de la vie de son couple la matière de son roman, il enregistre d’ailleurs leurs conversations. Le scénario, habile et ciselé, inverse les rôles stéréotypés qu’offre la plupart des récits. C’est elle qui réussit et vit de sa plume (lui n’est qu’un professeur qui tente d’écrire). C’est lui qui est en mal de reconnaissance. C’est en cela aussi que l’on fera son procès, on lui reproche de n’être finalement pas à sa place.

    Sandra Hüller, présente dans deux films en compétition cette année à Cannes (l’autre était The Zone of Interest de Jonathan Glazer), révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Justine Triet a écrit le rôle pour elle et elle l’incarne à la perfection.  « J’ai écrit pour elle, elle le savait, c’est une des choses qui m’ont stimulée dès le départ. Cette femme libre qui est finalement jugée aussi pour la façon qu’elle a de vivre sa sexualité, son travail, sa maternité : je pensais qu’elle apporterait une complexité, une impureté au personnage, qu’elle éloignerait totalement la notion de « message » a ainsi déclaré Justine Triet.

    Swann Arlaud (Petit paysan, Grâce à Dieu, Vous ne désirez que moi…), pour moi un des meilleurs acteurs de sa génération, est également  d’une rare justesse dans le rôle de l’avocat, sensible, très impliqué, qui fut sans doute plus qu’un ami, ce qui donne une fragilité intrigante à son personnage, instillant un trouble dans leurs relations.

    Justine Triet a fait le choix de ne pas mettre de musique additionnelle, néanmoins la musique du début nous hante, contrebalancé par le prélude de Chopin que Daniel joue au piano.

    Justine Triet et Arthur Harari (coscénariste) livrent un film palpitant sur le doute, le récit, la vérité, la complexité du couple, et plus largement des êtres. Un film qui fait une confiance absolue au spectateur. Un film dont le rythme ne faiblit jamais, que vous verrez au travers du regard de Daniel, l'enfant que ce drame va faire grandir violemment, comme lui perdu entre le mensonge et la vérité, juge et démiurge d’une histoire qui interroge, aussi, avec maestria, les pouvoirs et les dangers de la fiction.

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  • Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes 2023 - Critique - LES FILLES D'OLFA de Kaouther Ben Hania

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    Je vous parle chaque année du Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes, décerné à un des films de la compétition officielle. L’an passé, le jury du Prix de la Citoyenneté avait couronné un film iranien, le magistral, suffocant et bouleversant Leila et ses frères de Saeed Roustaee. Ce prix met en avant des valeurs humanistes, universalistes et laïques. Il célèbre l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs. Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du Prix de la Citoyenneté qui les définissent. Les films suivants ont reçu le Prix de la Citoyenneté les années passées : Capharnaüm de Nadine Labaki (2018), Les Misérables de Ladj Ly (2019), Un héros de Asghar Farhadi (2021), Leila et ses frères de Saeed Roustaee (2022). Pour en savoir plus sur le Prix de la Citoyenneté, rendez-vous sur le site officiel du prix.

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    Pour sa cinquième édition, le Prix de la Citoyenneté a donc été attribué au film tunisien de Kaouther Ben Hania, Les filles d’Olfa. Le jury du Prix de la Citoyenneté 2023, présidé par Maria de Medeiros, a également décidé de décerner une mention spéciale au film Jeunesse de Wang Bing, mettant ainsi doublement le documentaire à l’honneur, genre souvent délaissé par le Festival de Cannes. Si certains doutaient que le genre du documentaire puisse témoigner d’un univers et du regard d’un cinéaste, et qu’il puisse être véritablement une œuvre filmique, alors le film de Kaouther Ben Hania devrait définitivement les convaincre du contraire.

    Si le jury présidé par Ruben Östlund n’a attribué aucune récompense à ce cinquième long-métrage de la réalisatrice tunisienne, cette dernière reviendra néanmoins de Cannes avec 4 prix. En plus du Prix de la Citoyenneté, elle a ainsi reçu le Prix du Cinéma Positif, l’Œil d’or du meilleur documentaire et la mention du Prix François Chalais. La singularité, la force et l’audace de cette œuvre justifient amplement ces différentes récompenses. Bien que les sujets et les cadres de ces deux films soient bien différents, comme la palme d’or dévolue cette année à Justine Triet, le film de Kaouther Ben Hania explore les notions de mensonge et de vérité, et l’idée de réécriture de sa propre histoire, celle d’une écrivaine soupçonnée de meurtre dans le premier cas, celle d’une mère (Olfa) dont deux des quatre filles ont été, selon ses propres termes, « dévorées par le loup ».

    Le dispositif original et hybride de la réalisatrice consiste à ce que la mère (Olfa) et ses deux filles (Eya et Tayssir), les benjamines, nous racontent l’histoire de la disparition des deux aînées (Rhama et Ghofrane). Trois comédiennes se joignent également à elles : Hend Sabri dans le rôle d’Olfa et deux actrices dans les rôles des aînées disparues, Nour Karoui et Ichraq Matar. La réalisatrice a eu l’idée de ce dispositif pour faire surgir une vérité, et pour que la mère ne surjoue pas ou ne réécrive pas trop la réalité. Olfa, bien consciente de cette possibilité de romancer sa réalité, se compare d’ailleurs à Rose dans Titanic.  « Elle raconte son histoire et des acteurs vont jouer cette histoire. Donc je suis Rose. » résume-t-elle.

    Plusieurs modes de narration se superposent ainsi : les souvenirs d’Olfa et ceux de ses deux filles cadettes encore présentes, face caméra, une reconstitution de leurs souvenirs qu’elles rejouent, les scènes reconstituées jouées par les comédiennes qui incarnent les sœurs ainées disparues, les scènes rejouées par Olfa elle-même, les scènes reconstituées jouées par la doublure d’Olfa. Tout cela aurait pu devenir extrêmement complexe et confus. Au contraire, en ressort une extrême limpidité qui contribue au surgissement d’une vérité.

    L’histoire d’Olfa et de ses filles avait été fortement médiatisée en Tunisie, il y a quelques années. Cette mère célibataire de quatre filles, qui travaille comme femme de ménage, faisait alors le tour des émissions pour évoquer ses deux filles disparues qui ont fui en Libye rejoindre « le loup », en réalité radicalisées.  C’est à ses contradictions, entre obscurité et lumière, violence, amour et espoir que s’est intéressée la réalisatrice. Cette dichotomie entre ombre et lumière est astucieusement illustrée par la réalisation, et surtout par la photographie (de Farouk Laaridh). Chaque plan mériterait que l’on s’y attarde, et notamment le recours aux couleurs : blanc, noir avec des touches de rouge qui apparaissent comme des étincelles d’espoir ou de gaieté.

    L’utilisation du décor est aussi particulièrement judicieuse. La réalisatrice dit ainsi s’être inspirée du décor unique de Dogville de Lars von Trier et, comme dans Dogville, ce qui se dit et se « joue » devant nous est tellement captivant et brillamment mis en scène que l’environnement disparaît presque et importe finalement peu. C’est d’ailleurs cette confiance dans le spectateur et dans la force évocatrice et cathartique du cinéma qui constitue une des grandes richesses du film.

     Pour montrer l’absence des hommes dans la vie des cinq femmes mais aussi peut-être pour les rendre insignifiants, uniformes, unis dans la même violence ou impuissance, un seul acteur (Majd Mastoura) joue tous les hommes de l’histoire. Le dispositif est d’une telle puissance et fait surgir des moments d’une telle intensité qu’il ne parviendra pas à rejouer une scène particulièrement éprouvante.

    Le « personnage » d’Olfa est passionnant par son ambiguïté, sa complexité, ses zones d’ombre. Si le film interroge la notion de vérité, il nous interpelle aussi sur le cycle de la violence, celle-ci se reproduisant de générations en générations. La reconstitution de la nuit de noces d’Olfa est effroyable mais témoigne aussi de ce jeu troublant avec la vérité. Olfa met alors en scène les comédiens et la façon dont elle l’envisage témoigne autant de la violence qu’elle a subie que de celle qu’elle porte désormais en elle. De victime du patriarcat, elle est passée à celle qui le défend, dirigeant le corps et le destin de ses filles, considérant leurs corps comme « dangereux », devenant possessive et dirigiste, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence.

    Les reconstitutions sont d’autant plus troublantes que les deux cadettes ont atteint l’âge qu’avaient les aînées lors de leur départ. En les confrontant à celles qui les incarnent, c’est comme si un lien plus fort encore, gémellaire, les unissaient, mais aussi comme si elles se voyaient dans un miroir.

    Les béances que le film explore ne sont pas seulement celles de la famille mais aussi celles de la Tunisie, qui apparaît comme une société encore très patriarcale. Sous Ben Ali, le voile étant interdit, les filles et notamment les deux ainées d’Olfa considèrent alors comme un acte de rébellion de l’arborer, et comme un signe paradoxal de leur liberté, de résistance à leur mère qui reproduit sur elles les violences qu’elle a elle-même subies (la reconstitution de la scène lors de laquelle elle frappe une de ses filles est effroyable).

    Cette mise en abyme, cette théâtralisation du réel est aussi intéressante pour les questions avec lesquelles elle nous laisse et que cela fait émerger, les doutes sur la réécriture de la réalité également. Finalement, c’est aussi à une « anatomie d’une chute » que procède Kaouther Ben Hania, presque une enquête pour comprendre comment deux jeunes filles gaies et lumineuses ont pu ainsi se radicaliser, se tourner vers la noirceur, l’obscurantisme et la violence aveugle et inouïe. La musique d’Amine Bouhafa amplifie encore l’émotion. Par ce dispositif, la réalisatrice exalte aussi le rôle de la parole, là où elle n’était plus possible avec celles qui ne voulaient plus entendre que leur vérité, dogmatique. Le dernier regard face caméra nous hantera longtemps et renforce nos interrogations. Ce documentaire qui ne cède jamais au manichéisme, et qui brouille intelligemment la frontière entre réalité et fiction, pour mieux enfanter la vérité, est aussi original que fascinant, citoyen, instructif et poignant.

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  • Critique de L’ÉTÉ DERNIER de Catherine Breillat (compétition officielle) et conférence de presse

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    Anne (Léa Drucker), avocate renommée, vit en harmonie avec son mari Pierre (Olivier Rabourdin) et leurs filles de 6 et 7 ans. Un jour, Théo (Samuel Kircher), 17 ans, fils de Pierre d’un précédent mariage, emménage chez eux. Peu de temps après, il annonce à son père qu’il a une liaison avec Anne. Elle nie.

    Tout commence dans un bureau dans lequel, off, une femme pose des questions intimes à une adolescente, avec froideur. Elle n’apparaît pas tout de suite de sorte que l’on pense à une accusatrice avant de réaliser qu’il s’agit d’une avocate, Anne. Comme si là déjà résidait le double visage de ce personnage. A sa jeune cliente, elle dit ainsi :  « Aux assises les victimes font souvent figure d'accusés. Rassure-toi, les juges savent faire la part des choses. Tu restes calme et tu dis surtout toujours la vérité. » Est-ce ainsi qu’elle se considérera ensuite : « une victime qui fait figure d’accusée » ? Peut-être. Dans son tailleur rigide, elle ne laisse encore rien apparaître de la femme qui sera bientôt dominée par ses pulsions. Théo est torse nu la première fois qu’elle voit celui dont son père dit « il est méchant comme la galle. » Elle aussi peut se montrer d’une grande cruauté, notamment pendant un acte d’amour avec son mari lorsqu’elle lui raconte une anecdote peu valorisante pour lui se terminant ainsi : « Il avait 33 ans et je le voyais comme un pré-cadavre »

    « Des gosses perturbés, j'en vois tous les jours » dit-elle à Théo. « Je suis pas un gosse. » lui rétorque-t-il. Et puis commencent les premiers contacts, lorsqu’ils se mettent réciproquement la tête sous l’eau. Tu n’y vas pas de main morte, lui dit-il. Jamais, répond-elle, comme une adolescente bravache. Il dit qu’il n’a pas d’amis. Elle non plus. Il lui prend le bras pour lui faire un tatouage, ils semblent seuls au monde. Elle peine à réprimer sa jubilation… Elle délaisse un déjeuner barbant entre amis (ceux qu’elle appelle les « normauxpathes », magnifique trouvaille) pour l’accompagner en ville sur sa trottinette. Le glissement se fait progressif.

    Dans le rôle de Théo, Samuel Kircher est stupéfiant. Frère de Paul Kircher qui devait initialement incarner ce personnage, présent également à Cannes cette année pour Le Règne animal de Thomas Cailley (ouverture Un Certain Regard), et qui est tout aussi impressionnant.  Le personnage incarné par Samuel Kircher semble pouvoir passer de l’enfance à l’âge adulte en un quart de seconde, même parfois dans un même plan sur le même regard. Ce regard de loup traqueur et traqué, implacable. Fragile et redoutable.

    En conférence de presse, Catherine Breillat a évoqué l’inspiration de Caravage à propos d’Anne, « Marie-Madeleine en extase », et « son ambition passionnée, fiévreuse parfois féroce d'aller vers une image. » Mais aussi, à propos de Théo, ce « personnage qui n'a jamais eu d'attention de personne. Pour une fois considéré comme un adulte. Pour la première fois quelqu'un pour qui il a l'impression de compter. »

    L’été dernier est aussi un film passionnant sur la vérité (Tu jures de dire toute la vérité ? demande ainsi Théo à Anne. LES vérités, répond-elle), la manière dont on s’arrange avec, soi-même avec sa propre conscience et les autres. A cet égard, le dernier plan, les derniers mots sont d’une force incroyable sur cette vérité que l’on enterre. Anne sera allée au bout de sa plus grande peur : « Que tout disparaisse. Ou que je fasse moi-même tout pour que tout disparaisse. La tentation irrépressible de la chute. Il vaut mieux se jeter dans le vide pour que la peur cesse. » Lors de la conférence de presse, Léa Drucker a ainsi évoqué le « chaos à l'intérieur de cette femme. La tentation irrépressible de la chute. Le vertige qui se joue dans beaucoup de vies. » Catherine Breillat devance aussi certaines accusations lors de cet échange entre Théo et Anne : «  - C’est toi l’adulte. - Et toi, alors, un enfant ? J’ai eu tort de céder mais ce n’est pas constitutif d’un inceste ».

    Une actrice ne m’avait pas fascinée à ce point depuis longtemps. Léa Drucker est une fois de plus exceptionnelle, mais aussi filmée comme elle ne l’a jamais été. Elle peut passer de la femme meurtrie quand elle dit, en éludant de raconter son passé à Théo :   « Parfois, il y a des choses qui n'auraient jamais dû arriver », à la femme froide et diabolique pour sauver sa peau devant son mari quand Théo révèle leur histoire : « C’est ignoble. Insensé. Tu vas pas me dire que tu l’as cru une seconde ? Ce petit morveux minable. Avaler une ignominie pareille. Comment j’aurais pu avoir envie d’une liaison avec ton fils ? C’est un gamin ! » Elle arrive à nous faire prendre d’empathie pour ce personnage aride et complexe capable de nier farouchement la vérité et même de nous faire croire à son mensonge et juste après de sauver une jeune fille en détresse, la jeune Sarah qu’elle sauve et qui lui offre des fleurs pour la remercier de l’avoir aidée.

    Clotilde Courau est aussi parfaite dans le rôle coloré de la sœur coiffeuse, dont Anne dit que c’est sa « meilleure amie » mais aussi « elle a été toujours jalouse de moi ». Chacune de ses relations, même si avec sa sœur, semble ainsi, sous le signe de la/sa dualité. Lors de la conférence de presse, il a aussi été question du « salon de coiffure très Almodovar opposé à univers plus feutré de sa sœur ». Olivier Rabourdin dans le rôle du mari est d’une douce puissance et surtout d’une justesse remarquables.

    L’Été dernier est le remake du film danois Queen of hearts, envoyé par le producteur Saïd Ben Saïd à Catherine Breillat à un moment où elle ne voulait plus faire de cinéma. Et il a particulièrement bien fait de lui suggérer ce projet tant sa caméra regarde sans juger. L’amoralité du film instaure évidemment un malaise mais cette ambigüité contribue aussi à sa singularité et sa beauté.  La caméra de Breillat enferme les passions pour mieux les laisser transpirer l’écran, elle enferme les visages pour qu’ils nous happent dans leurs vertiges. Ils nous apparaissent dans toute leur clarté (magnifique photographie de Jeanne Lapoirie) qui dissimule tant d’obscurités.

     « Je suis féministe mais avant tout cinéaste et entomologiste, j'aime scruter les choses. » a ainsi déclaré Catherine Breillat en conférence de presse.

    Un film fort et captivant servi par des dialogues et des comédiens exceptionnels, qui interroge la vérité (que l’on enterre, comme cet « été dernier » qu’Anne et son mari vont sans doute feindre d’oublier), les hypocrisies sociales, nous bouscule, nous laissant ko après la dernière réplique.

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  • Critique de PERFECT DAYS de Wim Wenders - Compétition officielle 2023

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    Je dois vous le dire d’emblée car je sais l’attention volatile et il serait dommage que vous passiez à côté de ce film que j’ai follement aimé : ce nouveau long-métrage de Wim Wenders est une merveille qui met le cœur en joie.  Le bruissement des feuilles. Le reflet des ombres. L’architecture des bâtiments de Tokyo. Les rayons du soleil qui éclaboussent la ville de lumière. Dans ce film, tout est poésie, ode à l’instant et à sa fragilité, à la singularité de l’être, au pouvoir de l’art et plus spécifiquement de la musique pour le sublimer, comme la célèbre chanson de Lou Reed dont s’inspire le titre.

    Ces « perfect days » sont ceux d’Hirayama (Koji Yakusho) qui travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Une vie simple. Un quotidien très structuré que la caméra scrute avec minutie et douceur, le suivant dès l’aube dans ses rituels qu’il accomplit avec une régularité métronomique, et accompagnant son regard sur les livres, et les arbres qu’il aime photographier. Son passé va nous être conté par bribes au gré de rencontres inattendues qui apportent un éclat nouveau à sa personnalité : la riche famille qui méprise son quotidien et avec laquelle il a rompu, cette nièce qui lui ressemble tant, cette femme qui ne le laisse pas insensible, son bonheur contagieux à écouter ses cassettes, à s’occuper de ses plantes, à photographier le même arbre sur lequel rebondissent les rayons du soleil ou à lire (Faulkner ou Patricia Highsmith) avant de céder au sommeil.

    Le film a pour origine une lettre reçue par le cinéaste en 2022 qui lui disait ceci : « Seriez-vous intéressé par le tournage d'une série de courts métrages de fiction à Tokyo, peut- être 4 ou 5, d'une durée de 15 à 20 minutes chacun ? Ces films traiteraient tous d'un projet social public extraordinaire, impliqueraient le travail de grands architectes et nous nous assurerions que vous puissiez développer les scénarios vous-même et obtenir la meilleure distribution possible. Et nous vous garantissons une liberté artistique totale. » Si au mot architecture (a fortiori de toilettes publiques) vous associez la froideur, détrompez-vous, tout ici est à l’image d’Hirayama : inondé de chaleur. Le regard que ce dernier porte sur la vie et les autres est empreint de sérénité et d'empathie, et traverse l’écran pour nous envelopper de son aura lumineuse, poétique, délicate. Réconfortante. Le spectateur épouse alors son rythme, et trouve dans la répétition de ses journées, jamais ennuyeuse à vivre pour lui, une paix consolante.

    Le film entier est jalonné de tubes des années 60-70 qui exaltent la beauté de l’instant et font surgir la magie, et l’émotion. Le personnage principal incarné par Koji Yakusho ne parle pas une bonne partie du film mais la quiétude qui émane de son visage en dit tellement de son bonheur d’être là que toute parole serait redondante. Koji Yakusho mériterait d'être récompensé pour ce rôle si solaire de cet homme souvent méprisé, mais attentif à tout et tous, dont de petites touches (de rencontres, de rêves, de regards, de silences) nous révèlent le passé et l’émouvante personnalité. Wim Wenders est d’ailleurs un habitué de la Croisette qui l’a souvent récompensé :  Prix de la critique internationale pour Au fil du temps, Palme d'or, Prix de la critique internationale et le Prix du jury œcuménique pour Paris, Texas, Prix de la mise en scène pour Les Ailes du désir, Grand prix du jury pour Si loin, si proche !, et Prix spécial du jury Un certain regard, Mention spéciale du jury œcuménique et Mention spéciale du Prix François-Chalais pour Le Sel de la Terre.

    Le dernier plan, d’une grâce infinie, sur la musique de Nina Simone avec le visage d’Hirayama illuminé de lueurs, changeantes comme ses expressions, justifie son prix à lui seul et nous fait quitter la salle encore sous le charme de ce moment hors des trépidations de la vi(ll)e.

    Cette promenade poétique dans une époque agitée, qui pourrait sembler de prime abord d’une apparente banalité, s'apparente à un conte philosophique d’une grande profondeur, magistralement écrit par Wim Wenders et Takuma Takasaki (avec aussi un magnifique travail sur le son et la lumière) dont on ressort avec l’envie de contempler tout ce qui nous environne, de se laisser caresser par les rayons du soleil, de les admirer inlassablement lorsqu’ils percent à travers les feuilles des arbres, de rouler en écoutant à tue-tête la musique des années 80 (The Animals, Patti Smith,  The Rolling Stones, Lou Reed, The Velvet Underground, Otis Redding, The Kinks, Van Morrison :…rien que ça !), de se laisser transporter par cette bouffée jubilatoire et d’y puiser un invincible optimisme, une croyance en tous les possibles de l’existence que ce film esquisse avec une infinie délicatesse.

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  • Critique de CLUB ZERO de JESSICA HAUSNER - Compétition officielle

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    Miss Novak (Mia Wasikowska) rejoint un lycée privé où elle initie un cours de nutrition avec un concept innovant, bousculant les habitudes alimentaires. Sans qu’elle éveille les soupçons des professeurs et des parents, certains élèves tombent sous son emprise et intègrent le cercle très fermé du mystérieux Club Zéro.

    Après avoir présenté trois longs métrages, Lovely Rita (2001), Hotel (2004) et Amour Fou (2014) dans la section Un Certain Regard, Jessica Hausner fait son entrée en compétition officielle avec Little Joe, en 2019, pour lequel Emily Beecham reçoit le Prix d’interprétation féminine. Elle fut par ailleurs membre du jury de la Cinéfondation et des courts-métrages en 2011, du jury Un certain Regard en 2016, et du jury Longs-métrages en 2021.

    Cela commence dans une salle de classe dans laquelle les élèves réagencent l’espace en silence. Un étrange silence règne. Nous ne savons pas très bien dans quel pays nous sommes, ni en quelle année. Nous ne le saurons d’ailleurs jamais. Miss Novak demande à ses élèves les raisons pour lesquelles ils veulent suivre son cours de nutrition : la maîtrise de soi, le régime, l’écologie, l’alimentation saine, être en meilleure forme, sauver la planète. Telles sont leurs réponses. Elle veut leur apprendre à « manger en pleine conscience ». Pour elle « tout est question de foi », ceux qui s’y opposent font preuve « d’étroitesse d’esprit ». Elle n’est pas particulièrement sympathique mais son assurance et son discours bien rodé en imposent aux élèves.

    La froide Miss Novak la bien nommée, avec ses petits polos fermés jusqu’au cou, veut tout contrôler, surtout l’alimentation de ses élèves…ou plutôt la non alimentation.

    Cela pourrait être « réel », mais les personnages, avec leurs tenues colorées, parfois un détail qui dénote, et les décors cliniques, semblent plutôt relever du conte, et à la fois de l’absurde et de l’universel.

    Par une satire grinçante, glaciale et glaçante, la cinéaste autrichienne nous provoque, nous interpelle et nous questionne sur l’endoctrinement, la foi quand elle est aveuglement. Le casting international est parfait au premier rang duquel Elsa Zylberstein.

    Dommage que, malgré la réalisation parfaitement maitrisée de cette fable singulière, le malaise grandissant parfaitement distillé, le film nous laisse un peu sur notre faim (sans mauvais jeu de mots), n’en méritant pas moins sa place en compétition officielle au regard de sa rigueur, et de la parfaite coïncidence entre le fond et la forme qui pourraient lui valoir un prix de la mise en scène.

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