Cérémonie et film d’ouverture du 61ème Festival de Cannes en direct: du rêve à la réalité (15/05/2008)
Ne trouvez-vous pas que les songes et les mythes et les rêves d’enfance, parfois, paraissent plus réels que la réalité ? Dans les miens il y avait cette cérémonie d’ouverture que je regardais toujours, quoiqu’il arrive, les yeux écarquillés, avides de la moindre inflexion de ton, du moindre regard troublé, ému, désarçonné que la caméra captait, scrutait, dévorait, décuplait dans cette salle dont le souffle semblait suspendu le temps de cet étrange, solennel, mythique protocole. Ouverture de cette fenêtre elle-même ouverte sur le monde, sur un océan de possibles, de rêves, d’utopies, d’imprévus, de découvertes et d’audaces cinématographiques, d’instants de cinéma et de vie langoureusement, dangereusement, magnifiquement entremêlés. Dans mes rêves d’enfance, l’émotion ressentie à cet instant par les 2300 privilégiés présents dans cette salle, antre du septième art, point de mire des cinéphiles et amateurs de cinéma du monde entier, devait être indicible. J’ai alors réalisé toute la force du gros plan, de l’émotion cinématographique que la réalité ne sait pas toujours égaler mais qu’elle saisit avec parcimonie, avec plus de sincérité peut-être.
A peine arrivée à Cannes, émergeant à peine de la réalité, le festival m’emportait dans son tourbillon frénétique et surréaliste, un éminent festivalier ( qui se reconnaîtra et que je remercie de nouveau) me proposait une invitation pour la cérémonie d’ouverture et je me retrouvais face à mes rêves d’enfance, après cet « étrange rituel venu du Sud » pour paraphraser Edouard Baer. Alors que derrière mon écran j’imaginais que les cœurs devaient battre la chamade avant cet instant cinématographique historique qui ouvre 12 jours de festivités cinéphiliques (pas seulement certes) , dans la réalité la léthargie semblait s’être emparée des festivaliers tandis que la montée des marches se poursuivait diffusée sur les écrans à l’intérieur de la salle. Pourtant quand le générique du festival a égrené ses quelques mythiques notes, enfin alors cette musique a agi comme une réminiscence de mes souvenirs de ce festival, vécus réellement depuis mon premier festival il y a 8 ans, ou à travers mon regard d’enfant fasciné, intrigué, happé. A peine le temps de savourer un léger frisson d’émotion qu’Edouard Baer apparaîssait sur scène avec sa désinvolture élégante, son ironie faussement nonchalante, son humour décalé et sa gravité légère, son « heart full of love » aux accents shakespeariens. Il nous a parlé de fierté et d’ arrogance là où elles sont d’ailleurs l’arme et la défense des festivaliers, si orgueilleusement exhibées. Puis, il nous a parlé du labyrinthe de David Lynch dans lequel j’ai d’ores et déjà envie de m’égarer et il a remercié Cannes pour avoir « kidnappé le grand fracas du monde au profit des beautés singulières ». Sans doute une des plus belles définitions de ce festival qui donne en effet un écho sans pareil aux fracas du monde et qui aspire de plus en plus à s’en faire l’écho retentissant (il suffit de voir le caractère politique, social de la majorité des palmes de ces dernières années). La palme d’or 2008 du jury présidé par Sean Penn s’inscrira-t-elle dans cette lignée ? Réponse dans 11 jours.
Puis, Sean Penn, la voix fragilisée par l’émotion est intervenu brièvement, précisant que lui et son jury « feraient de leur mieux », que Cannes a toujours sélectionné de grands films et surtout que cette année serait un « nouvel épisode du festival de Cannes », qu’il était là avant tout pour « transmettre des lettres d’amour à certains de ces films ». Enfin il a fait appel aux distributeurs pour qu’ils soutiennent les films qui ne recevront pas de prix. Le visage de Sean Penn était empreint de gravité et d’émotion contenue, probablement conscient que son rôle, par cet écho retentissant donné à un cinéaste, un thème, un fracas parmi tant d’autres est davantage que cinématographique.
Il faudra Richie Havens pour donner un très relatif air de Woodstock au festival, un air de liberté, et un air plus léger à Sean Penn. La salle esquisse quelques battements de main. L’émotion à peine éclose est interrompue par Claude Lanzmann (présence symbolique, est-ce là le symbole de ce nouvel « épisode » du Festival, reflet des fracas du monde, des fracas passés, dont ceux du présent se font les échos sinistres et cyniques ?) et son monologue interminable, ses phrases entrecoupées, les quelques sifflements de la salle et applaudissement ironiques. Alors qu’on aurait eu envie de légèreté, il a évoqué la « lourde charge de faire exister ce festival », « d’en accroître le rayonnement, évènement unique et incomparable de la planète cinéma ». Unique et incomparable, nous l’aurions presque oublié. J'ai alors regardé les visages à la dérobée. J'ai réalisé que j'étais dans cette salle avec ces 2299 autres privilégiés. J'ai réalisé que s’ouvrait cette parenthèse enchanteresse, parfois désenchantée. J'ai réalisé que j'étais à Cannes. J'ai réalisé que si le cinéma ou l’écran sublimaient la réalité, ils n’ont jamais eu autant d’imagination, parfois cruelle mais aussi parfois sublime, que cette dernière. J'ai réalisé que je n’avais pas envie de choisir entre le rêve et la réalité. Cela tombe bien, Cannes est l’endroit idéal pour feindre l’aveuglement, pour feindre de se perdre dans cette douce (pas toujours) illusion.
Et cela tombe bien de nouveau car c’est également d’aveuglement (au sens propre comme au sens figuré), de cécité dont aspirait à nous parler le film d’ouverture également en compétition officielle « Blindness » de Fermando Mereilles. (« La Cité de Dien », « The Constant Gardener »).
Pitch : Le pays est frappé par une épidémie de cécité qui se propage à une vitesse fulgurante. Les premiers contaminés sont mis en quarantaine dans un hôpital désaffecté où ils sont rapidement livrés à eux-mêmes, privés de tout repère. Ils devront faire face au besoin primitif de chacun : la volonté de survivre à n’importe quel prix. Seule une femme (Julianne Moore) n’a pas été touchée par la « blancheur lumineuse ». Elle va les guider pour échapper aux instincts les plus vils et leur faire reprendre espoir en la condition humaine.
L’impression qui domine à l’issue de ce film est l’agacement. L’agacement devant un film qui semble là seulement pour justifier la phrase et la morale simplistes qui le sous-tendent, (en résumé : les voyants sont aveugles à la beauté du monde, à leur « bonheur », et l’aveuglement leur rend la vue, et en annihilant les différences visuelles, abat les préjugés …) d’ailleurs annoncées dès les premières minutes. Annoncé d’emblée le discours en perd toute sa force. Une nouvelle société carcérale s’instaure (soulignée lourdement à force de plans de visages derrière des grillages) où la dignité est piétinée pour survivre. Malgré l’ignominie de ce que ses protagonistes vivent le cinéaste a néanmoins eu recours au hors-champ, au fondu au blanc( !) pour épargner notre regard ou peut-être créer une empathie avec l’aveuglement dans lequel sont plongés les personnages, ce qui au lieu de nous immerger dans leur intériorité, crée une nouvelle distanciation ( déjà initiée par la multiplicité des personnages et leur manque de caractérisation). Une voix off grandiloquente qui semble sortie d’un blockbuster contre lequel semble pourtant vouloir s’inscrire le cinéaste, surligne grossièrement le propos et apporte un classicisme qui détone avec le parti-pris (finalement faussement) moderne et radical du film. Les personnages n’existent pas (avant même d’être déshumanisés il aurait été bien qu’ils soient déjà humanisés) si bien que nous n’adhérons pas à leur déshumanisation, à leur passage à l’animalité et encore moins à leur retour à la vie, à la condition humaine, au regard potentiellement rempli de préjugés que l’aveuglement était censé leur avoir ôté. Un hymne à la différence finalement aveugle à celle-ci. Un film redondant, didactique, qui sous-estime l’intelligence du spectateur, qui s’égare et nous égare par la prétention de son discours dont il n’arrive pas à la hauteur, aveuglé par celui-ci. Mereilles se prend pour Ionesco sans avoir le talent à l’échelle immense de la gravité du propos mais « Blindness » n’est pas « Rhinocéros », évidemment pas. Relisez plutôt ce dernier.
La salle a froidement accueilli le film dont je serais très surprise qu’il figure au palmarès…même s’il pourrait s’inscrire dans la lignée de certains « Grand Prix » pour la radicalité du propos. Est-ce là la marque de ce « nouvel épisode » du Festival de Cannes qu’a évoqué Sean Penn et que souligne peut-être la présence de Claude Lanzmann? A suivre au prochain épisode sur « In the mood for Cannes ».
Sandra.M
10:02 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, festival de cannes, blindness, fernando mereilles, sean penn, claude lanzmann, edouard baer | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | | Imprimer |