Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Festival de Cannes 2024 –Bilan et palmarès de la 77ème édition (toutes sélections confondues)

    Festival de Cannes 2024.jpg

    Comme ce fut le cas pour les précédentes, cette 77ème édition a passé comme un rêve, pour reprendre le titre d’un livre de l’ancien Président du Festival de Cannes. Certaines scènes de ce rêve seront indélébiles dans nos mémoires comme :

    -la manière dont Payal Kapadia (Grand prix, mérité, pour All we imagine as light)  filme la ville de Mumbai, ses ombres et ses lumières, avec langueur et sensualité,

    -les dessins d’une grande qualité, les sublimes voix qui narrent et jouent l’histoire, la richesse du texte, la musique qui l’accompagne qui font de La plus précieuse des marchandises (prix du cinéma positif) un film absolument captivant, d’une grande douceur malgré l’âpreté du sujet et de certaines scènes,

    - Mikey Madison qui crève littéralement l’écran du début à la fin d’Anora et y apporte toute sa puissance tragi-comique. Un conte à la fois cruel et mélancolique, débridé et poignant quand il se pose enfin…et nous cueille totalement après cette course effrénée, trépidante et passionnante.

    -la grâce et la fantaisie de Chiara Mastroianni dans Marcello Mio, et la musique d’Alex Beaupain qui l’accompagne.

    - la fin bouleversante de L’Histoire de Souleymane (prix du jury et prix d’interprétation pour Abou Sangare) qui nous laisse KO comme si nous avions nous aussi vécu ces deux jours de course après le temps. Un film profondément humaniste, haletant, entre documentaire, film social et thriller, incarné par un acteur non-professionnel qui est une vraie révélation et dont vous n’avez pas fini d’entendre parler,

    - Ia folie et la flamboyance de Emilia Perez (prix d’interprétation féminine collectif et prix du jury), le dernier film d’Audiard qui est un sublime hommage à la combattivité des femmes. Filmé par un autre, ce film baroque aurait pu être grotesque. Ce film ne l’est jamais. Il est à l’image de la formidable Karla Sofia Gascón : intensément libre, éblouissant, généreux, sensuel, débordant d’énergie, fougueux

    …mais aussi tant d’images des films hors compétition parmi lesquels Maria, Le Comte de Monte-Cristo, Le Fil, En Fanfare…dont vous pouvez retrouver mes critiques et pour lesquels je vous ai fait part de mes coups de cœur.

    Je vous parlerai ultérieurement des films de la compétition figurant au palmarès dont je n’ai pas eu le temps de vous parler au cours de cette édition, particulièrement réussie et enthousiasmante.

    Un palmarès qui prouve aussi la bonne santé et la diversité du cinéma français  (prix du jury et prix d’interprétation féminine pour les quatre actrices d’Emilia Perez, prix du scénario pour The Substance de Coralie Fargeat) mais aussi la richesse éclectique des films en compétition du Festival de Cannes qui, cette année encore, nous ont joyeusement heurtés, décontenancés, éblouis, incités à la réflexion. Je n’ai pas eu le temps de vous parler de tous les films vus pendant cette édition comme le remarquable Les Graines du figuier sauvage qui reçoit un prix spécial amplement mérité. J’y reviendrai… En attendant, retrouvez le palmarès de toutes les sections du festival, ci-dessous.

     

    PALMARES :

     

    LONGS METRAGES

     

    ANORA de Sean BAKER

    Palme d'or

     

    ALL WE IMAGINE AS LIGHT de Payal KAPADIA

    Grand Prix

     

    Miguel GOMES pour GRAND TOUR

    Prix de la mise en scène

     

    EMILIA PÉREZ de Jacques AUDIARD

    Prix du Jury

     

    THE SEED OF THE SACRED FIG (LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE)

    de Mohammad RASOULOF

    Prix spécial

     

    Selena GOMEZ, Karla Sofía GASCÓN, Zoe SALDAÑA, Adriana PAZ pour EMILIA PÉREZ

    Prix d'interprétation féminine

     

    Jesse PLEMONS pour KINDS OF KINDNESS

    Prix d'interprétation masculine

     

    Coralie FARGEAT pour THE SUBSTANCE

    Prix du scénario

    Prix C.S.T de l’artiste-technicien

     

    Prix de la jeune technicienne de cinéma décerné par la C.S.T

    Evgenia Alexandrova pour Les Femmes au balcon de Noémie Merlant

     

    COURTS METRAGES

     

    THE MAN WHO COULD NOT REMAIN SILENT

    (L'HOMME QUI NE SE TAISAIT PAS) de Nebojša SLIJEPCEVIC

    Palme d'or du court métrage

     

    BAD FOR A MOMENT de Daniel SOARES

    Mention spéciale - court métrage

     

    Un Certain Regard

     

    Prix Un certain regard

    Black Dog de Guan Ju

     

    Prix du jury

    L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine

     

    Prix de la meilleure réalisation (ex-aequo)

    On Becoming a Guinea Fowl de Rungano Nyoni

    Les Damnés de Roberto Minervini

     

    Prix de la meilleure actrice

    Anasuya Sengupta pour The Shameless de Konstantin Bojanov

     

    Prix du meilleur acteur

    Abou Sangare pour L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine

     

    Prix de la jeunesse

    Vingt Dieux de Louise Courvoisier

     

    Mention spéciale

    Norah de Tawfik Alzaidi

     

    Prix de la Meilleure Œuvre Immersive

    Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin de Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud d'après Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin de Tania de Montaigne

     

    Quinzaine des cinéastes

     

    Label Europa Cinemas

    Septembre sans attendre de Jonás Trueba

     

    Coup de cœur de la SACD

    Ma vie ma gueule de Sophie Fillières

     

    Choix du public

    Une langue universelle de Matthew Rankin

     

    Œil d'Or (ex-aecquo)

    Ernest Cole, photographe de Raoul Peck

    Rafaat einy ll sama (The Brink of dreams) de Nada Riyadh et Ayman El Amir

     

    Semaine de la critique

    Grand Prix

    Simon de la montaña (Simon of the mountain) de Federico Luis

     

    Prix French Touch du jury

    Blue Sun Palace de Constance Tsang

     

    Prix Fondation Louis Roederer de la révélation

    Ricardo Teodoro pour Baby de Marcelo Caetano

     

    Prix Fondation Gan à la diffusion

    Jour2fête, distributeur français pour Julie zwijgt (Julie Keeps Quiet) de Leonardo Van Dijl

     

    Prix SACD

    Julie zwijgt (Julie Keeps Quiet) de Leonardo Van Dijl

    Distributeur : Jour 2 Fête

     

    Prix Découverte Leitz Cine +

    Montsouris de Guil Sela

     

    Prix Canal+ du court métrage

    Koksan (Absent) de Cem Demirer

     

    Queer Palm

    Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde d’Emanuel Parvu

     

    Prix Œcuménique

    Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof

     

    Prix spécial 50 ans du Jury Œcuménique

    Wim Wenders, pour l’ensemble de son oeuvre

     

    Prix Fipresci

    Prix Fipresci - Compétition officielle

    Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof

     

    Prix Fipresci - Un Certain Regard

    L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine

     

    Prix Fipresci - Section parallèles

    Désert de Namibie de Yoko Yamanaka

     

    Prix des Cinémas d'Art et Essai

    Les Grains du Figuier sauvage de Mohammad Rasoulof

     

    Mention spéciale des Cinémas d'Art et Essai

    All We Imagine as Light de Payal Kapadia

     

    La Cinef

    La Cinef Premier Prix

    Sunflowers were the first ones to know… de Chidananda S Naik

     

    La Cinef Deuxième Prix (ex-aecquo)

    The Chaos she left behind de Nikos Kolioukos

    Out of the windowthrough the wall de Asya Segalovich

     

    La Cinef Troisième Prix

    Bunnyhood de Mansi Maheshwari

     

    Prix divers

     

    Prix François Chalais

    Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof

     

    Prix de la Citoyenneté

    Bird de Andrea Arnold

     

    Prix du Cinéma Positif

    La Plus Précieuse des Marchandises de Michel Hazanavicius

     

    Prix Cannes Soundtrack

    Emilia Perez de Jacques Audiard

     

    Je vous donne rendez-vous pour la 78ème édition…

    Catégories : PALMARES Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • 77ème Festival de Cannes (compétition officielle) – Critique de ALL WE IMAGINE AS LIGHT de Payal Kapadia

    Film All we imagine as light.jpg

    All we imagine as light est le premier long-métrage de fiction de Payal Kapadia, qui avait auparavant réalisé plusieurs courts-métrages et un long-métrage documentaire, Toute une nuit sans savoir, qui fut présenté à la Quinzaine des Cinéastes en 2021 et qui remporta l’Œil d’Or du meilleur documentaire. Avec ce long-métrage, elle permet le retour du cinéma indien en compétition à Cannes après… 30 ans d’absence !

    Sans nouvelles de son mari depuis des années, Prabha, infirmière à Mumbai, s'interdit toute vie sentimentale. De son côté, Anu, sa jeune colocataire, fréquente en cachette un jeune homme qu’elle n’a pas le droit d’aimer. Lors d'un séjour dans un village côtier, ces deux femmes empêchées dans leurs désirs entrevoient enfin la promesse d'une liberté nouvelle.

    Le film a été en grande partie réalisé à Mumbaï, dans les quartiers de Lower Parel et Dadard (le quartier d’origine de la cinéaste). La deuxième partie du film qui se déroule en bord de mer a été tournée dans un village du littoral de Ratnagiri. Aux journées incessamment pluvieuses qui nimbent la ville d’une aura sombre constellée de lumière(s) s’opposent alors la nature verdoyante, et un paysage illuminé de soleil.

    Il y a quelque chose qui relève d’un poème dans ce film, ou d’un tableau, ou d’une musique, un peu tout cela, en tout cas, une œuvre d’art sensorielle, grave et légère, délicate et sensuelle qui vous envoûte, vous charme subrepticement pour totalement vous bouleverser au dénouement.

    La manière dont la cinéaste filme la ville, ses ombres et ses lumières, avec langueur et sensualité, fait penser à Wong Kar-Wai tandis que la deuxième partie, évanescente, m’a fait songer au cinéma de Apichatpong Weerasethakul

     Discrètement : c’est ainsi que la réalisatrice instille son féminisme, comme elle nous ensorcelle. Le premier long métrage de fiction de  Payal Kabadia marquera sans aucun doute le palmarès de ce 77ème Festival de Cannes comme il imprègne ma mémoire. Trois magnifiques portraits de femmes mais aussi le portrait sensible de la société indienne.  Un film poétique et plein de grâce, moderne et langoureux dont le réalisme laisse peu à peu place à un chant onirique. Captivant.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Festival de Cannes 2024 (compétition officielle) - Critique de LA PLUS PRÉCIEUSE DES MARCHANDISES de Michel Hazanavicius

    le plus précieuse des marchandises.jpg

    Le film de Michel Hazanavicius, La Plus Précieuse Des Marchandises figurait parmi les films en compétition de ce Festival de Cannes 2024.

    L’an passé, avec son chef-d’œuvre La Zone d’intérêt, également présenté en compétition à Cannes mais aussi en avant-première dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023, Jonathan Glazer prouvait d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signait ainsi une démonstration implacable, réunissant dans chaque plan deux mondes qui coexistent, l'un étant une insulte permanente à l’autre.

    Avant lui, bien d’autres cinéastes avaient évoqué la Shoah : Claude Lanzmann (dont le documentaire, Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) qui écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. »

    Autre approche que celle de La Liste de Schindler de Spielberg ( qui va à l'encontre même de la vision de Lanzmann) dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces Juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché.

    En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau.

    Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni avait lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : «  Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai… ». C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne l'absurdité. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.

    C’est aussi le genre du conte qu’a choisi Michel Hazanavicius, pour son premier film d’animation, qui évoque également cette période de l’Histoire, une adaptation du livre La Plus Précieuse Des Marchandises de Jean-Claude Grumberg. Le producteur Patrick Sobelman lui avait ainsi proposé d’adapter le roman avant même sa publication.

     Le réalisateur a ainsi dessiné lui-même les images, particulièrement marquantes (chacune pourrait être un tableau tant les dessins sont magnifiques), il dit ainsi s’être nourri du travail de l’illustrateur Henri Rivière, l’une des figures majeures du japonisme en France. En résulte en effet un dessin particulièrement poétique, aux allures de gravures ou d’estampes.

    Ainsi est résumé ce conte :  Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron (voix de Grégory Gadebois) et une pauvre bûcheronne (voix de Dominique Blanc). Le froid, la faim, la misère, et partout autour d´eux la guerre, leur rendaient la vie bien difficile. Un jour, pauvre bûcheronne recueille un bébé. Un bébé jeté d’un des nombreux trains qui traversent sans cesse leur bois. Protégée quoi qu’il en coûte, ce bébé, cette petite marchandise va bouleverser la vie de cette femme, de son mari, et de tous ceux qui vont croiser son destin, jusqu’à l’homme qui l’a jeté du train.

     Avant même l’horreur que le film raconte, ce qui marque d’abord, ce sont les voix, celle si singulière et veloutée de Jean-Louis Trintignant d’abord (ce fut la dernière apparition vocale de l’acteur décédé en juin 2022) qui résonne comme une douce mélopée murmurée à nos oreilles pour nous conter cette histoire dont il est le narrateur. Dans le rôle du « pauvre bûcheron », Grégory Gadebois, une fois de plus, est d’une justesse de ton remarquable, si bien que même longtemps après la projection son « Même les sans cœurs ont un cœur » (ainsi appellent-ils d’abord les Juifs, les « sans cœurs » avant de tomber fou d’amour pour ce bébé et de réaliser la folie et la bêtise de ce qu’il pensait jusqu’alors et avant d’en devenir le plus fervent défenseur, au péril de sa vie) résonne là aussi encore comme une litanie envoûtante et bouleversante.

    Le but était ainsi que le film soit familial et n’effraie pas les enfants. Les images des camps sont donc inanimées, accompagnées de neige et de fumée, elles n’en sont pas moins parlantes, et malgré l’image figée elles s’insinuent en nous comme un cri d’effroi. Le but du réalisateur n’était néanmoins pas de se focaliser sur la mort et la guerre mais de rendre hommage aux Justes, de réaliser un film sur la vie, de montrer que la lumière pouvait vaincre l’obscurité. Un message qu’il fait plus que jamais du bien d’entendre.

     Le film est accompagné par les notes d’Alexandre Desplat qui alternent entre deux atmosphères du conte : funèbre et féérique (tout comme dans le dessin et l’histoire, la lumière perce ainsi l’obscurité). S’y ajoutent deux chansons : La Berceuse (Schlof Zhe, Bidele), chant traditionnel yiddish, et Chiribim Chiribom, air traditionnel, interprétées par The Barry Sisters.

    Michel Hazanavicius signe ainsi une histoire d’une grande humanité, universelle, réalisée avec délicatesse, pudeur et élégance sans pour autant masquer les horreurs de la Shoah. Les dessins d’une grande qualité, les sublimes voix qui narrent et jouent l’histoire, la richesse du texte, la musique qui l’accompagne en font un film absolument captivant, d’une grande douceur malgré l’âpreté du sujet et de certaines scènes. Un conte qui raconte une réalité historique. Une ode au courage, elle-même audacieuse. On n’en attendait pas moins de la part de celui qui avait osé réaliser des OSS désopilants, mais aussi The Artist, un film muet (ou quasiment puisqu’il y a quelques bruitages), en noir et blanc tourné à Hollywood, un film qui concentre magistralement la beauté simple et magique, poignante et foudroyante, du cinéma, comme la découverte de ce plaisir immense et intense que connaissent les amoureux du cinéma lorsqu’ils voient un film pour la première fois, et découvrent son pouvoir d’une magie ineffable. Chacun de ses films prouve l’immense étendue du talent de Michel Hazanavicius qui excelle et nous conquiert avec chaque genre cinématographique, aussi différents soient-ils avec, toujours, pour point commun, l’audace.

    Des années après Benigni, Hazanavicius a osé à son tour réaliser un conte sur la Shoah, qui est avant tout une ode à la vie, un magnifique hommage aux Justes, sobre et poignant, qui use intelligemment du hors champ pour nous raconter le meilleur et le pire des hommes, la générosité, le courage et la bonté sans limites (représentées aussi par cette Gueule cassée de la première guerre mondiale incarnée par la voix de Denis Podalydès)  et la haine, la bêtise et la cruauté sans bornes, et qui nous laisse après la projection, bouleversés, avec, en tête, les voix de Grégory Gadebois et Jean-Louis Trintignant, mais aussi cette lumière victorieuse, le courage des Justes auquel ce film rend magnifiquement hommage et cette phrase, à l’image du film, d’une force poignante et d’une beauté renversante  :  « Voilà la seule chose qui mérite d’exister : l’amour. Le reste est silence ».

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Cannes Classics 2024 - Critique – IL ETAIT UNE FOIS MICHEL LEGRAND de DAVID HERTZOG DESSITES

    cinéma, musique, film, Il était une fois Michel Legrand, critique, David Heryzog Dessites, musique de film

    Lola de Jacques Demy. Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. Eva de Joseph Losey. Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Bande à part de Jean-Luc Godard. La vie de château de Jean-Paul Rappeneau. Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy. L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison. La Piscine de Jacques Deray. Peau d’Âne de Jacques Demy. Un été 42 de Robert Mulligan. Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau. Les Uns et les Autres de Claude Lelouch. Yentl de Barbra Streisand. Prêt-à-porter de Robert Altman.

    Sans doute associez-vous sans peine tous ces films, chefs-d’œuvre pour la plupart, au compositeur de leurs bandes originales, Michel Legrand. Mais sans doute ignorez-vous comment il a débuté sa carrière, les multiples rôles qu’il a endossés mais aussi qu’il a composé plus de 200 musiques de films, ou encore la dualité de l’homme derrière le compositeur doté d’un immense talent. Ce documentaire, passionnant, et même palpitant, explore tout cela.

    Michel Legrand entre ainsi au Conservatoire de Paris à l’âge de 10 ans et s’impose très vite comme un surdoué. 3 Oscars et 75 ans plus tard, il se produit pour la première fois à la Philharmonie de Paris devant un public conquis. De la chanson au cinéma, ce véritable virtuose n’a jamais cessé de repousser les frontières de son art, collaborant avec des légendes comme Miles Davis, Jacques Demy, Charles Aznavour, Barbra Streisand ou encore Natalie Dessay. Son énergie infinie en fait l’un des compositeurs les plus acclamés du siècle, dont les mélodies flamboyantes continuent de nous enchanter.

    14.11.2015 / 18.05.2017 / 28.06.024 / 12.11.2024. Que signifie cette suite de dates vous demandez-vous sans doute. La première correspond au jour où Michel Legrand a reçu le Prix d’honneur du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule et, surtout, au jour de son inoubliable concert dans le cadre de ce même festival. C’était au lendemain des attentats du 13 novembre par lesquels Michel Legrand était évidemment bouleversé. Les spectateurs étaient donc doublement émus, par l’indicible tragédie de la veille survenue pendant un concert dans cette même salle et par l’émotion de Michel Legrand qui débuta son concert par quelques notes de La Marseillaise. Aujourd’hui encore, a fortiori en cette veille de 13 novembre, l’émotion m’étreint quand je repense à ce moment. Le 18 mai 2017, lors du festival, sur le toit du Palais des Festivals de Cannes, j’assistais, comme une enfant émerveillée, à un concert privé de Michel Legrand qui interpréta notamment la musique des Parapluies de Cherbourg sur différents tempos. Magique. Le 28 juin 2024, au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule, Stéphane Lerouge  (spécialiste de la musique au cinéma qui a écrit avec Michel Legrand sa première autobiographie, Rien n'est grave dans les aigus) avait la gentillesse d’annoncer et présenter ma séance de dédicaces de La Symphonie des rêves (roman dans lequel Michel Legrand est un fil conducteur) dans la salle de cinéma, avant la projection du documentaire Il était une fois Michel Legrand de David Hertzog Dessites (que je remercie à nouveau pour ces quelques minutes volées à la présentation de son film). Ce jour de novembre sur lequel régnait une brume judicieusement onirique, j’ai donc (enfin) découvert ce remarquable documentaire qui nous conte Michel Legrand, une projection après laquelle j’apprends que le réalisateur a rencontré pour la première fois Michel Legrand lors de ce fameux concert cannois du 18 mai 2017.

    Cette suite de dates comme autant de souvenirs marquants et signes du destin pour vous faire comprendre à quel point ce documentaire était destiné à m’émouvoir. Mais il fallait aussi pour cela qu’il fût remarquable, et il l’est. C’est en allant voir L’Affaire Thomas Crown, en 1968, que se sont rencontrés les parents du réalisateur. En sortant du cinéma, ils ont acheté le 45 tours de la chanson du film, The Windmills of your Mind. Encore une histoire de destin et de dates. Ce film est passionnant parce que, en plus de montrer, à qui en douterait encore, à quel point la musique est un rouage essentiel d’un film, mais aussi un art à part entière, il évoque la complexité de l’âme de l’artiste, artiste exigeant à l’âme d’enfant, et c’est ce qui rend ce film unique et passionnant.

    Ce n’est en effet pas une hagiographie mais un documentaire sincère qui n’édulcore rien, mais montre l’artiste dans toute l’étendue de son talent, et de ses exigences, témoignages de son perfectionnisme mais sans doute plus encore masques de ses doutes. Il témoigne évidemment aussi magnifiquement de la richesse stupéfiante de l’œuvre de celui qui entre au Conservatoire de Paris à 10 ans et qui ensuite n’a cessé de jouer, jusqu’à son dernier souffle. Du souffle. C’est sans doute ce qui caractérise sa musique et ce documentaire. Un souffle constamment surprenant. Un souffle de liberté. Le souffle de la vie. Le souffle de l’âme d’enfant qui ne l’a jamais quitté. Ce film est aussi un hymne à la musique qui porte et emporte, celle pour laquelle Michel Legrand avait tant d’« appétit ».

     Il vous enchantera en vous permettant de réentendre ses musiques les plus connues, des films de Demy, de L’Affaire Thomas Crown, de Yentl, mais aussi de découvrir des aspects moins connus comme ses collaborations dans la chanson française, jusqu’à ce ciné Concert de la Philharmonie de Paris en décembre 2018. Son dernier. Un vrai moment de cinéma monté comme tel. Truffaut disait bien que la réalité a plus d’imagination que la fiction, cette séquence palpitante en est la parfaite illustration. Un moment où il est encore question de souffle, le nôtre, suspendu à ce moment qu’il a magistralement surmonté, bien qu’exsangue. Encore une histoire de souffle.  Son dernier. Presque. Il décèdera moins de deux mois après ce concert.

    En plus d’être le résultat d’un travail colossal (constitué d’images de films, d’archives nationales et privées, d’une multitude de passionnants témoignages et séquences tournées lors des deux dernières années de vie du maestro), c’est aussi le testament  poignant d’un artiste légendaire, aux talents multiples : pianiste, interprète, chanteur, producteur, arrangeur, chef d'orchestre, et compositeur de plus de 200 musiques de films (dont de multiples chefs-d’œuvre à l’image de toutes les musiques des films de Demy) jusqu’à celle du film inachevé d’Orson Welles, De L’Autre Côté Du Vent.

    De son passage au conservatoire de Paris sous l’occupation alors qu’il avait 11 ans, jusqu’à son dernier concert à la Philarmonie de Paris, le réalisateur nous conte avec passion Michel Legrand, un homme double et complexe comme sa musique. Il a fallu plusieurs années de travail et deux ans de tournage à David Hertzog Dessites pour financer ce projet mais aussi pour en trouver les producteurs et ausculter les milliers d’archives avant un montage de trois mois afin qu’il puisse être présenté au Festival de Cannes.

    « La musique est la langue des émotions » selon Kant. Celle qui va droit au cœur et à l’âme, ce documentaire en témoigne parfaitement. L’émotion vous emportera, vous aussi, à l'issue de ce documentaire enfiévré de musique, je vous le garantis. Vous l’aurez compris, je vous le recommande vivement, comme je l’avais fait pour Ennio de Giuseppe Tornatore, autre film de référence sur un compositeur de légende. 

    Catégories : CANNES CLASSICS Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • 77ème Festival de Cannes - Cannes Première – Critique – LE ROMAN DE JIM de Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu

    Le roman de Jim.jpg

    En salle Debussy où était projeté le dernier film des frères Larrieu, sélectionné dans la section Cannes Première, c’est une longue ovation debout qui a traduit l’émotion qui a envahi le public à l’issue de la projection de ce film poignant et d'une grande douceur que je vous recommande d’emblée vivement.

    Le roman de Jim est l’adaptation du livre éponyme Pierric Bailly sorti en mars 2021. Par le truchement de sa maison d’éditions, P.O.L, l’auteur a fait parvenir son roman aux frères Larrieu dont il admire le cinéma.

    Aymeric (Karim Leklou) retrouve Florence (Laetitia Dosch), une ancienne collègue de travail, au hasard d’une soirée à Saint-Claude dans le Haut-Jura. Elle est enceinte de six mois et célibataire. Aymeric sort de prison. Quand Jim nait, Aymeric est là. Ils passent de belles années ensemble, jusqu'au jour où Christophe (Bertrand Belin), le père naturel de Jim (Eol Personne à 7 et 10 ans puis Andranic Manet à 23 ans), débarque... Ça pourrait être le début d’un mélo, c’est aussi le début d’une odyssée de la paternité.

    Dès le début se dégage du personnage du personnage d’Aymeric incarné par Karim Leklou beaucoup d’humanité et de gentillesse (« T’es gentil », lui dit ainsi Florence. « On me dit souvent que je suis gentil », répond-il), mais aussi d’empathie, celle, aussi, avec laquelle les Larrieu regardent chacun des personnages de ce film qui, tous, exhalent une vraie présence. Aymeric sort de prison pour un larcin dans lequel il s’est laissé embarquer, il a payé pour les autres, sans les dénoncer. Pour tout, d’ailleurs, Aymeric semble se laisser embarquer. Il regarde le monde à travers son appareil photo, toujours avec une profonde gentillesse, avançant avec discrétion.

    Joie et tristesse, douceur et cruauté des sentiments, tout cela se mêle habilement, sans esbroufe.  Karim Leklou interprète son personnage, si touchant, doux et vélléitaire, avec une infinie délicatesse et une grande générosité. Ce mélo décrit les nouvelles formes de paternité avec beaucoup de subtilité et de pudeur. Elles s’incarnent dans le personnage d’Aymeric, avec sa tendresse tranquille et communicative qui nous bouleverse subrepticement. Le roman de Jim, c’est aussi son histoire à lui, Aymeric, celle de sa renaissance.

    Laetitia Dosh ne démérite pas face à lui, libre, déjantée, un peu perdue, aimant mal. Sara Giraudeau, elle aussi est une femme libre et un peu perdue, professeure qui passe ses week-ends à danser et qui ne veut pas d’enfant, personnage salutairement iconoclaste et bienveillant qui saura regarder Aymeric et lui apporter sa vision solaire et généreuse de la vie.

    L’auteur compositeur et interprète Bertrand Belin joue le rôle de Christophe (il avait déjà joué dans le dernier long-métrage des Larrieu, Tralala, en 2021), auquel il apporte une présence évanescente et mélancolique qui sied parfaitement à ce personnage de père biologique. Il signe également la musique en collaboration avec Shane Copin.

    Les émotions contenues sont traduites par les délicates notes de piano auxquelles s’ajoutent de nombreux instruments pour signifier la joie et la respiration qu’inspirent les paysages du Jura. Shane Copin signe la musique électronique de Jim, aux Nuits Sonores, le festival de musique électro de Lyon, à la fin du film. La ballade de Jim d’Alain Souchon vient à point nommé là aussi pour instiller une note supplémentaire d’émotion et de tendresse. 

    Moins débridé que leurs autres films, parsemé d’une émotion contenue, avec Le roman de Jim, les Larrieu se sont surtout centrés sur leurs personnages, attachants, cabossés, incarnés par de remarquables comédiens.

    On ressort du Roman de Jim avec un sentiment de joie et de sérénité, gaiement bouleversés. On se souvient alors de la phrase de Florence au début du film : « C’est assez rare l’amour en fait ». Le roman de Jim est avant tout cela, un roman d’amour(s). Rare.

    Catégories : CANNES PREMIERE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Festival de Cannes 2024 (compétition officielle) - Critique de ANORA de Sean Baker

    anora.jpg

    Décidément, les films de la compétition de ce Festival de Cannes 2024 casse les codes. Après le délicieusement hybride Emilia Perez, c’est à une nouvelle lecture du conte de Cendrillon que nous invite Sean Baker avec Anora, lequel avait déjà réalisé sa relecture du conte de Perrault avec Tangerine en 2015.

    Anora (Mikey Madison) est une jeune strip-teaseuse de Brooklyn qui se transforme en Cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque russe. Sans réfléchir, elle épouse avec enthousiasme son prince charmant ; mais lorsque la nouvelle parvient en Russie, le conte de fées est vite menacé : les parents du jeune homme partent pour New York avec la ferme intention de faire annuler le mariage... et le « prince charmant » s’avère aussi riche que lâche. Anora se retrouve alors prise dans une course folle…

    Le cinéaste américain a fait le choix de tourner son film en 35 mm avec des optiques anamorphiques, afin de se rapprocher de l’esthétique du cinéma des années 70. Avec son chef opérateur Drew Daniels ils ont aussi privilégié la caméra à l’épaule, ce qui contribue à l’atmosphère frénétique, à la vivacité, au sentiment d’urgence constant mais aussi au réalisme.

    Drôle, féroce, déjanté, Anora est sans cesse surprenant jusqu’au dénouement, une véritable rupture de ton totalement inattendue, qui nous bouleverse littéralement et qui pourrait bien valoir la récompense suprême à ce film aussi inclassable que celui de Jacques Audiard, autre sérieux prétendant à la palme d’or.

    C’est une Amérique désabusée que portraiture ici Sean Baker, entre comédie, road movie et thriller. Un film empreint de la fougue de la jeunesse de son héroïne qui croit au conte de fées et à la comédie romantiques avec les codes desquelles Sean Baker jongle malicieusement en nous embarquant sur des voies inattendues, confrontant la couardise des hommes au courage de sa jeune protagoniste, loin des clichés.

    Mikey Madison crève littéralement l’écran du début à la fin. Il est impossible d’imaginer une autre actrice pour incarner Anora à laquelle elle apporte toute sa puissance tragi-comique.

    Avec ce conte de fées réécrit qui est aussi son huitième film, Sean Baker lorgne du côté des frères  Coen et a surtout réalisé un film aussi imprévisible que jubilatoire, burlesque, rythmé, déjanté. A l’image de son héroïne, il ose constamment pour notre plus grand plaisir.  Un conte à la fois cruel et mélancolique, débridé et poignant quand il se pose enfin…et nous cueille totalement après cette course effrénée, trépidante et passionnante.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Festival de Cannes 2024 – Cannes première - Critique de MARIA de Jessica Palud

    Maria de Jessica Palud.jpg

    Maria est l’adaptation libre du livre de Vanessa Schneider, Tu t'appelais Maria Schneider (Éditions Grasset). Présentée dans le cadre de Cannes Première, c’est une des projections les plus attendues de cette édition.

    Maria (Anamaria Vartolomei) n’est plus une enfant et pas encore une adulte lorsqu’elle enflamme la pellicule d’un film sulfureux devenu culte : Le Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci. Elle accède rapidement à la célébrité et devient une actrice iconique sans être préparée ni à la gloire ni au scandale…

    La création peut-elle tout justifier, y compris l’humiliation, la souffrance et la condescendance ? L’art peut-il justifier qu’une actrice soit utilisée comme un instrument, que son corps et ses émotions soient manipulés pour faire émerger des émotions vraies, aussi douloureuses soient-elles ? Telles sont les passionnantes questions que pose le film de Jessica Palud, auxquelles il répond par la négative.

    Pour donner plus de force visuelle et émotionnelle à son long-métrage, Jessica Palud a déplacé le point de vue du roman qui était celui de la cousine de Maria par celui de Maria par le prisme de laquelle l’histoire est racontée. Elle est de tous les plans. Le spectateur est immédiatement en empathie avec cette jeune femme mal aimée par sa mère, qui rencontre ce père qui ne l’a pas reconnue, fascinée par ce jeune metteur en scène qui lui propose à elle la débutante le premier rôle d’un film au côté de Marlon Brando.

    Maria est une jeune femme libre, une des premières à avoir dénoncé les abus dans le milieu du cinéma à une époque à laquelle le monde était sourd à ce sujet.  Elle évoque ainsi clairement le sujet dans le documentaire de Delphine Seyrig, Sois belle et tais-toi, mais aussi dans de nombreuses interviews rappelant que « les films sont écrits par les hommes pour les hommes… ». A l’époque, il n’était pas question d’aborder la place de la femme dans le cinéma et de remettre en question le rôle démiurgique et tout-puissant des réalisateurs.

    La réalisatrice (notamment auteure en 2020 du sensuel Revenir) a elle-même rencontré le cinéaste italien, ayant été stagiaire sur The Dreamers, celle-ci ayant vu alors un écho entre sa propre histoire et son expérience sur les plateaux, à une époque à laquelle il y avait peu de femmes, souvent méprisées, et celle de Maria Schneider. C’est le portrait de cette époque que dresse Jessica Palud, aidée en cela par la photographie de Sébastien Buchmann,  et ses images brutes qui font ressortir la beauté forte et fragile de Maria.

    Maria est avant tout un sublime portrait de femme, un biopic qui tient lieu presque de documentaire, en tout cas de témoignage sur une époque que nous espérons révolue. Omniprésente à l’écran, Anamaria Vartolomei, impressionnante, est une Maria fragile et incandescente face à un Brando d’une présence charnelle, tantôt rassurante, tantôt inquiétante (voire violente puisqu’il participa sciemment au viol de Maria lors du tournage qui fit basculer sa vie) incarné par un Matt Dillon formidable.

    Un film poignant et rude dans lequel l’actrice principale est aussi convaincante en jeune femme pleine d’illusions qu’en actrice en proie à la souffrance et à la drogue, en mal d’amour d’une mère et d’un père et qui le rencontrera avec une jeune étudiante (toujours parfaite Céleste Brunnquell). Rappelons que Maria Schneider a joué dans cinquante-huit films dont Profession : reporter d’Antonioni (dont elle était particulièrement fière, et qui est évoqué dans le film).

    Catégories : CANNES PREMIERE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Festival de Cannes 2024 - Séance spéciale - Critique - LE FIL de Daniel Auteuil

    cinéma, critique, film, Le fil, Daniel Auteuil, Grégory Gadebois,

    Il y a des films comme cela, rares, qui capt(ur)ent votre attention dès la première seconde pour ne plus la lâcher, vous tenant en haleine jusqu’au dernier plan, lequel vous laisse sidérés, ne souhaitant dès lors qu’une chose : le revoir, pour en saisir la moindre nuance, pour décortiquer la moindre pièce du puzzle, pour déceler un indice qui nous aurait échappé. Le fil est de ceux-là. Les films de procès sont pourtant nombreux, et il devient de plus en plus difficile d’innover et de surprendre en la matière. Le film de Daniel Auteuil y parvient pourtant magistralement. Plus qu’un film de procès, Le Fil est la dissection de la quête de la vérité et de l’intime conviction. Il brosse le portrait de deux hommes que tout oppose en apparence, si ce n'est, peut-être, une quête de reconnaissance ou du moins de considération.

    Le titre se réfère au seul élément de preuve qui pourrait aboutir à la condamnation du suspect, un fil de sa veste retrouvé sous l’ongle de la victime, une veste qu’il avait dit ne pas avoir portée le soir du crime.

    Cela commence par des plans de tribunal auxquels succèdent ceux d’un paysage nimbé de lumière qui défile sur une musique entêtante, des notes pressées, impatientes même, qui coulent, ironisent peut-être. Puis, des enfants sur une balançoire. Le père qui les appelle à table. Le confort est spartiate, il ne semble pas faire très chaud dans la maison, mais le père s’occupe d’eux. On frappe à la porte. On lui annonce qu’il est placé en garde à vue pour homicide volontaire sur la personne de son épouse. Le père s’inquiète d’abord pour ses enfants : « Je ne peux pas laisser mes enfants comme ça. » On retrouve ensuite Maître Monier (Daniel Auteuil) avec son épouse, la rudesse qui émane de la scène précédente contraste avec la chaleur et la douceur qui les unissent. Complices, ils parlent d’un tableau venant de leur première année de mariage.

    Depuis qu’il a fait innocenter un meurtrier récidiviste, quinze ans auparavant, Maître Jean Monier ne prend plus de dossiers criminels. Ce soir-là, Maître Annie Debret (Sidse Babett Knudsen), son épouse, est appelée comme avocat commis d’office. Fatiguée, elle l’implore de la remplacer : « Tu vas faire la garde à vue et je récupère l'affaire demain ». Il accepte. Il rencontre alors Nicolas Milik (Grégory Gadebois), père de famille accusé du meurtre de sa femme qui lui raconte que cette dernière avait bu comme cela lui arrivait souvent, qu’ils se sont disputés, qu’elle a voulu le mettre dehors et a essayé de le frapper puis qu’elle est sortie. Touché par cet homme, il décide de le défendre. Convaincu de l’innocence de son client (« Pas de casier, ni un coupable crédible, ni un innocent évident, dit-il d’abord), il est prêt à tout pour lui faire gagner son procès aux assises, retrouvant ainsi le sens de sa vocation.

    La fille de Daniel Auteuil, Nelly Auteuil, qui produit le film avec Hugo Gélin (producteur mais aussi réalisateur des formidables Comme des frèresDemain tout commence, Mon Inconnue etc), a fait découvrir à l’acteur le blog que tenait un avocat aujourd’hui disparu, Jean-Yves Moyart, sous le pseudo de Maître Mô. C’est une des affaires qu’il relatait sur ce blog qui a inspiré le film.

    Le village, le bureau de l’avocat, le bar, les rues (vides souvent) … : le décor dépouillé permet de mettre en avant la force des mots et des silences, la puissance des visages et des gestes. Le spectateur se met alors à la place des jurés confrontés aux doutes face à la force de conviction de l’avocat.

     Nicolas Milik est apparemment un homme simple, qui ne boit pas, s’occupe de ses enfants qui l’aiment visiblement en retour. En apparence, il est une sorte de grand enfant désemparé, maladroit avec le langage et avec ses gestes, que personne ne semble avoir vraiment considéré, regardé ou écouté, à part son ami Roger (remarquable Gaëtan Roussel) qui le houspille pourtant sans vraiment le ménager. Le visage, le corps tout entier, les silences de Grégory Gadebois expriment tout cela avec maestria, ce mélange de rugosité et de tendresse bourrue. Il nous embarque alors dans sa vérité.

    Auteuil est lui aussi, une fois de plus, magistral, dans le rôle de cet avocat fragilisé, nerveux, que l’on sent pétri d’humanité, qui reprend vie et confiance en défendant son client (en pensant même le « sauver »), aveuglé en toute bonne foi, avec l’envie ardente de ceux qui veulent se bercer d’illusions pour tenter d’affronter la réalité et les noirceurs de l’âme humaine : « Je suis certain de son innocence. Rien dans son dossier n'indique le contraire. », « Il était un bon père. Il ne voulait que du bien à ses enfants. Rendez-vous ce père à ses enfants. »

    Autour d’eux, une pléiade d’acteurs aussi remarquables : Alice Belaïdi, convaincante dans le rôle de l’avocate générale persuadée de la culpabilité de l’accusé, Gaëtan Roussel dont on ne voit pas qu’il fait là ses débuts au cinéma tant il est crédible dans ce rôle de patron de bar acerbe et antipathique, et la formidable Sidse Babett Knudsen toujours à fleur d’émotions (dans L’Hermine de Christian Vincent, notamment, elle était irrésistiblement lumineuse).

    Avec ce sixième film en tant que réalisateur (La fille du puisatier,  et la « trilogie marseillaise de Pagnol », César, Marius, Fanny – au passage  beau cinéma populaire d’un romantisme sombre illuminé par la lumière du sud aussi incandescente que les deux acteurs principaux, par l’amour immodéré de Daniel Auteuil pour les mots de Pagnol, pour  ses personnages et ses acteurs, et Amoureux de ma femme), Daniel Auteuil prouve qu’il n’est pas seulement un de nos plus grands acteurs si ce n’est le plus grand – je crois que je vous ai assez dit à quel point le personnage de Stéphane qu’il incarne dans Un cœur en hiver, chef-d'œuvre de Claude Sautet est un des plus riches, fascinants, complexes de l’histoire du cinéma- et pour moi un grand auteur, poète et chanteur, ( si vous en doutez, écoutez ces chansons sublimes que sont Si vous m’aviez connu …-paroles de Daniel Auteuil et musique d’un certain… Gaëtan Roussel-, et toutes les autres de l’album éponyme)  mais aussi un cinéaste digne de ce nom.

    La photographie de Jean-François Hensgens éclaire et sonde au plus près les fragilités et les doutes de chacun, et nous plonge dans l'obscurité de ce tribunal (l'intrigue se déroule pourtant dans une région solaire, la Camargue, le contraste est d'autant plus frappant). La caméra scrute le moindre frémissement, le moindre vacillement.

    La musique est judicieusement à l’unisson des émotions de l’avocat, par exemple elle s’emballe en même temps qu’il retrouve l’énergie et l’envie quand il sort de la gendarmerie nationale et décide de défendre Milik, mais parfois des notes de piano lancinantes viennent instiller le doute. Le violoncelliste Gaspar Claus, pour ce film, a composé trois nouvelles compositions avec son violoncelle dont une variation autour de Bach avec également une pièce de piano de Johann Sebastian Bach Prélude en Do mineur qui rappelle un autre film récent de procès.  

    Je crois que la scène finale restera à jamais gravée dans ma mémoire, cette estocade après la corrida, le coup mortel (une allégorie qui parcourt le film), quand l’avocat revient voir son client en prison, que ce dernier le salue comme un bon copain, que son visage se reflète dans la vitre qui les sépare, symbole de cette terrible dualité que des mots effroyables vont transcrire, d’autant plus effroyables qu’ils sont prononcés avec une indécente innocence (et alors, on se souvient, abasourdis, que tout cela est inspiré d’une histoire vraie). Une fin aussi magistrale, sidérante, aiguisée, que glaçante et bouleversante qui révèle les méandres insoupçonnés et terrifiants de l’âme humaine et qui nous laisse comme celle de Garde à vue de Claude Miller : assommés. Un film captivant porté par une réalisation maligne et des comédiens au sommet de leur art.

    Catégories : SEANCES SPECIALES Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • 77ème Festival de Cannes - Compétition officielle – Critique de MARCELLO MIO de Christophe Honoré

    Marcello Mio.jpg

    Christophe Honoré était hier de retour en compétition à Cannes, six ans après Plaire, aimer et courir vite et dix-sept ans après Les Chansons d’amour.

    Il nous raconte l’histoire d’une femme qui s’appelle Chiara (Chiara Mastroianni). Elle est actrice, elle est la fille de Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve et le temps d’un été, chahutée dans sa propre vie, elle se raconte qu’elle devrait plutôt vivre la vie de son père. Elle s’habille désormais comme lui, parle comme lui, respire comme lui et elle le fait avec une telle force qu’autour d’elle, les autres finissent par y croire et se mettent à l’appeler « Marcello ».

    Au milieu d’une compétition parfois sombre mais toujours riche et singulière, le film de Christophe Honoré a constitué une respiration : une fantaisie qui oscille entre mélancolie et gaieté. Cela commence dans la fontaine Saint-Sulpice. Chiara Mastrioanni rejoue un des plans les plus célèbres de l’Histoire du cinéma, celui d’Anita Ekeberg se baignant dans la fontaine de Trevi à Rome dans La Dolce Vita.

    Ce nouveau film de Christophe Honoré est avant tout une « chanson d’amour » dédiée au cinéma et aux acteurs. Tournant pour la deuxième fois  sous le regard de la caméra bienveillante du cinéaste (après Les Bien-Aimés en 2011), Catherine Deneuve (qui joue …Catherine Deneuve) s’y amuse avec son image, entre ironie et grâce notamment lorsque dans un regard passe toute une galerie d’émotions (du regret au chagrin, en passant par l’amour) ou quand elle chante un air original composé par Alex Beaupain.

    Melvil Poupaud et Benjamin Biolay jouent également leur propre rôle…décontenancés par cette nouvelle Chiara, leur amie qui se prend soudain pour son père avec la plus grande conviction et le plus grand sérieux.

    Fabrice Luchini et Nicole Garcia jouent également des variations d’eux-mêmes, le premier ravi d’avoir un nouvel ami en la personne de Marcello Mastrionnai qui peut l’appeler à toute heure du jour et de la nuit. La seconde, réalisatrice d’un film pour lequel Chiara passe des essais, déstabilisée de voir son actrice devenir un acteur, en l’occurrence son propre père.

    A cette joyeuse troupe s’ajoute Hugh Skinner, le seul qui ne joue pas son propre rôle mais celui d’un soldat britannique en poste à Paris qui se prénomme Colin. L’amoureux idéal(isé) de Chiara.

    Ce film nous qui vire peu à peu à la comédie loufoque, à l’italienne, nous invite à ne pas nous prendre au sérieux, à vivre notre vie comme une comédie. C’est souvent drôle, triste subitement, puis de nouveau jubilatoire, notamment lorsque Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni visitent l’appartement où elles vivaient avec Marcello.

    Un film gai et nostalgique. Une savoureuse déclaration d’amour aux actrices et aux acteurs, avec une Chiara Mastroianni touchante, troublante, impériale. Une comédie qui nous fait passer du rire aux larmes, qui évoque le deuil avec beaucoup de pudeur (« Comme si c'était moi qui étais devenue le fantôme  mon père. Cela me donne l'impression qu'on va me démasquer qu'on va voir que je ne suis personne. »), de poésie et de grâce.

    Mais au-delà des acteurs, au-delà du regard voluptueux que la caméra de Christophe Honoré porte sur eux, ce qui fait la grande richesse de ce film, ce supplément d’âme qui nous émeut, c’est sa bande originale de Dardanus : Sommeil de Jean-Philippe Rameau au Grand Sommeil d'Étienne Daho en passant par Clair de Lune n°3  de Claude Debussy à Una Storia Importante de Ramazzotti,  O mio babbino caro de Puccini, interprété par Maria Callas, Words de F.R. David, Le Notti Bianche composé par Nino Rota… des airs auxquels s’ajoute les chansons de Benjamin Biolay :  La Ballade du mois de juin, Comment est ta peine, et celles d’Alex Beaupain. C’est la septième fois que Christophe Honoré et Alex Beaupain collaborent sur un long-métrage et c’es une fois de plus une réussite.

    Un temps suspendu comme lorsque Melvil Poupaud revit une scène vécue avec Marcello, une fable portée par la présence incandescente de Chiara/ Marcello qui mériterait un prix d’interprétation. Un film dont on ressort apaisé et joyeux. Une ode rêveuse et flamboyante au cinéma et aux acteurs.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Festival de Cannes 2024 (hors compétition) - Critique et conférence de presse - LE COMTE DE MONTE-CRISTO de Alexandre De La Patellière et Matthieu Delaporte

    monte cristo.jpg

    « Toute fausseté est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention, à le distinguer du visage. » Cette citation d’Alexandre Dumas de 1844, extraite des Trois Mousquetaires, rappelle le passionnant jeu de masques que sont les livres de Dumas et aussi pourquoi ils sont un matériau idéal pour l'adaptation cinématographique, le cinéma étant l’art de l'illusion (et donc du jeu de masques) par excellence.

    Le Comte de Monte-Cristo, avec d’Artagnan, en plus d’être le héros de Dumas le plus connu, est une des figures les plus mythiques de la littérature dont chacun s’est forgé une image, inspirée de ses lectures ou des précédentes adaptations cinématographiques du roman (une trentaine). S’attaquer à un tel monument était donc un véritable défi. Ce sont Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte qui s’y sont attelés, après avoir déjà écrit le scénario du diptyque sur Les Trois Mousquetaires, s’octroyant en plus cette fois la charge de la réalisation. Présenté hors-compétition, le film a reçu à Cannes un accueil très chaleureux.

    Dans cette nouvelle adaptation, comme dans le roman de Dumas, Edmond Dantès (Pierre Niney), victime d’un complot, est arrêté le jour de son mariage avec Mercédès (Anaïs Demoustier) pour un crime qu’il n’a pas commis, puis il est envoyé sans procès au large de Marseille, au château d’If dont il parvient à s’évader après 14 années de détention. Devenu immensément riche, grâce au trésor de l’Abbé Faria (Pierfrancisco Favino), il revient sous l’identité du Comte de Monte-Cristo pour se venger des trois hommes qui l’ont trahi.  C’est alors La Monarchie de Juillet, Louis Philippe gouverne et les faux-semblants règnent.

    Le lecteur assidu et amoureux de l’œuvre de Dumas peut d’abord être décontenancé par le travail d’adaptation qui fait disparaître des épisodes essentiels (par exemple, lorsque, après son évasion, Dantès travaille sur un bateau de contrebandiers qui le mènera jusqu’à l’île de Montrecristo) ou disparaître ou fusionner des personnages, ou qui en crée d’autres comme la sœur bonapartiste du procureur royaliste Villefort (Laurent Lafitte) ou encore qui modifie les relations entre Danglars (Patrick Mille), Villefort (Laurent Lafitte) et Morcerf (Bastien Bouillon) ou même leurs relations avec Dantès. Fernand de Morcerf est ainsi dès le début un aristocrate, ami de Dantès. Force est néanmoins de constater que toutes ces infidélités à l’œuvre de Dumas apportent du rythme et de la modernité, et qu’elles accentuent le sentiment d’intemporalité (d’ailleurs, souvent le décor disparaît derrière les personnages, filmés en gros plan, qui pourraient ainsi évoluer à n’importe quelle époque) et que nous ne voyons pas passer les presque 3 heures que dure ce film qui entremêle savamment les genres (aventure, tragédie, amour, thriller). La densité du roman feuilleton paru en 1844 est telle que l’adapter nécessitait forcément de sacrifier et remodeler, et cette restructuration est ici une entière réussite.

    Le contemporain de Balzac qu’était Dumas n’est pas seulement un auteur populaire d’intrigues historiques, épiques et romanesques (ce à quoi on l’a trop souvent réduit) mais aussi un magicien jonglant avec les mots, un fin observateur de la comédie humaine et des noirceurs de l’âme. Une noirceur que reflète brillamment cette adaptation fidèle à l’esprit du roman qui est aussi la peinture sociale de la Monarchie de Juillet.  Une noirceur que reflètent ces quelques phrases extraites du texte de Dumas :

    « La joie pour les cœurs qui ont longtemps souffert est pareille à la rosée pour les terres desséchées par le soleil ; cœur et terre absorbent cette pluie bienfaisante qui tombe sur eux, et rien n'en apparaît au-dehors. »

    « Ne comprenez-vous pas, madame, que, moi aussi, il faut que j'oublie? Eh bien, quand je travaille, et je travaille nuit et jour, quand je travaille, il y a des moments où je ne me souviens plus, et quand je ne me souviens plus, je suis heureux à la manière des morts; mais cela vaut encore mieux que de souffrir. »

    « Les blessures morales ont cela de particulier qu'elles se cachent, mais ne se referment pas; toujours douloureuses, toujours prêtes à saigner quand on les touche, elles restent vives et béantes dans le cœur. »

    « Si endurcis au danger que soient les hommes, si bien prévenus qu'ils soient du péril, ils comprennent toujours, au frémissement de leur cœur et au frissonnement de leur chair, la différence énorme qui existe entre le rêve et la réalité, entre le projet et l'exécution. »

    « Qu'est-ce que la vie? Une halte dans l'antichambre de la mort. »

    « Chaque homme a sa passion qui le mord au fond du cœur, comme chaque fruit son ver. »

    « A tous les maux il est deux remèdes : le temps et le silence. »

    Le film commence sous l’eau, Dantès sauvant une jeune femme d’une mort certaine (un personnage créé par les scénaristes qui jouera ensuite un rôle essentiel), qui préfigure la menace sourde de la mort qui ne cessera ensuite de planer derrière les images d’un sud idyllique, éclaboussé de soleil.

    Chacun s’est construit son Monte-Cristo, en fonction de ses lectures du roman et des précédentes adaptations. Pour moi, il arborait jusqu’à présent les traits de Jean Marais (dans la version de 1954 réalisée par Robert Vernay). Ce sera désormais Pierre Niney qui incarne avec autant de justesse Dantès, le jeune homme plein d’entrain, d’illusions, de naïveté, que Monte-Cristo, l’homme masqué, blessé, physiquement et moralement, qui met en scène sa vengeance contre Danglars, Villefort et Morcerf, en exploitant le point faible de chacun d’entre eux : la justice, l’argent, l’amour.   

    Après tant de rôles marquants (GoliathAmants, Boîte noireSauver ou périrLa Promesse de l’aube, L’Odyssée, FrantzUn homme idéalComme des frèresJ’aime regarder les filles), Pierre Niney prouve une nouvelle fois qu’il peut se glisser dans n’importe quel personnage et l’incarner avec intelligence. D’ailleurs, souvent des personnages d’hommes portant un masque, dissimulant une blessure, ou une double identité. L’intelligence de son jeu réside ici dans la démarche et les gestes de Monte-Cristo (qui diffèrent de ceux de Dantès) mais surtout ce regard qui se pare d’une dureté flagrante. Une métamorphose impressionnante qui ne réside pas tant dans les heures de maquillage (150 heures au total) que dans le jeu de l’interprète qui construit cette armure forgée par les blessures de Dantès que l’intensité douloureuse de  son regard reflète alors. Pour mettre en scène sa vengeance, Dantès recréé un monde, se fait le démiurge de l’univers dont il sera aussi le protagoniste. Une sorte de décor des Mille et Une Nuits, avec ses candélabres, et ses ombres, fascinant et inquiétant. Ce décor, à la fois sombre et étincelant, opulent et dépouillé, éblouissant et menaçant, miroir de la dualité de Monte-Cristo/Dantès, sera celui de sa vengeance macabre, le reflet de son âme aux frontières de la folie, glaçante et glaciale même, Monte-Cristo se prenant parfois même davantage pour le Diable que pour le Dieu auquel il veut se substituer, utilisant les jeunes Andrea (remarquable Julien de Saint Jean) et Haydée (Anamaria Vartolomeï, ensorcelante) comme les marionnettes de son théâtre de vengeance.  « Feras-tu le bien ou laisseras-tu ton cœur s’emplir de haine ? » lui avait demandé l’Abbé Faria. « À partir de maintenant, c’est moi qui récompense et c’est moi qui punis » clamera plus tard Dantès, persuadé pourtant de faire acte de justice et non de vengeance : « Si je renonce à la justice, je renonce à la seule force qui me tient en vie. » Lors de la conférence de presse cannoise, Pierre Niney a expliqué comment il s’était entrainé avec un champion du monde d’apnée. Et il est en effet évident qu’il est corps et âme le héros de Dumas, faisant oublier ses précédentes incarnations.

    Si Laurent Lafitte, Bastien Bouillon et Patrick Mille sont des méchants particulièrement convaincants, Mercédès (Anaïs Demoustier, remarquable une fois de plus, est ici une Mercédès droite, noble, intense) et Haydée (Anamaria Vartolomei), par l’ambivalence de leur jeu et de leurs sentiments, apportent de la complexité à l’histoire. Au-delà du roman d’aventure et du film épique, Monte-Cristo est aussi une sublime histoire d’amour contrariée qui s’incarne dans une scène magnifique et bouleversante lors de laquelle, devant Mercédès, Monte-Cristo évoque cette femme qu’il a tant aimée. Pas d'amples mouvements de caméra ou de mise en scène époustouflante à cet instant, seuls deux comédiens qui manient mots et émotion contenue avec maestria, face à face, et le texte, magnifique, et l'émotion qui, forcément, affleure.

    Le scénario, d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, auxquels on doit notamment aussi la coécriture et la coréalisation du film Le Prénom, sorti en 2012, est fidèle à l’œuvre mais témoigne aussi de son intemporalité et son universalité dans les thèmes abordés : l’innocence bafouée, la confiance trahie, les regrets brûlants, l’amour entravé, le désir de vengeance.

    La musique de Jérôme Rebotier accompagne les élans épiques comme les élans amoureux, et renforce la flamboyance du film, et du héros sombre et tourmenté dans sa course effrénée vers la vengeance.

    La photographie, signée Nicolas Bolduc, jouit ici des contrastes qui faisait défaut aux Trois mousquetaires et s’assombrit judicieusement au fur et à mesure que Dantès devient Monte-Cristo, que la noirceur empiète sur l’innocence, que l’esprit de vengeance envahit son âme.

    cinéma,critique,film,le compte de monte-cristo,alexandre de la patellière,matthieu delaporte,pierre niney,anaïs demoustier,laurent lafitte

     « On avait envie de fresques, de ces films qui charrient de grandes émotions » a déclaré le producteur Dimitri Rassam, lors de la conférence de presse à Cannes. Cette nouvelle adaptation du chef-d’œuvre de Dumas est à la hauteur de l’ambition. Une fresque épique et romantique. Un film à grand spectacle, fiévreux et vénéneux, qui nous emporte dans sa course échevelée et sa valse des sentiments. Une histoire d’amour contrariée. Des dialogues souvent empruntés à Dumas qui donnent envie de redécouvrir son œuvre. Une mise en scène avec de l’ampleur (qui joue beaucoup avec les mouvements de caméras pour accompagner ou même susciter le souffle épique).  Et des scènes d’anthologie comme lorsque Monte-Cristo découvre son trésor ou lorsqu'il retrouve l’abbé Faria. Et puis deux mots, avec lesquels nous quittons la projection, deux mots à l’image de ce film, remplis de promesses de rêves, aussi sombres soient-ils parfois : attendre et espérer.

    Un film spectaculaire comme le cinéma hexagonal n’en fait plus, qui transporte avec lui les souvenirs de cinéma de l’enfance, quand cet écran géant nous embarquait dans des aventures de héros tourmentés et intrépides, plus grandes que la vie, ou pour les plus rêveurs d'entre nous, à l’image de ce que nous l’imaginions devenir. Trépidante. Périlleuse. Romanesque. Traversée du vertige des grands sentiments. L’interprétation, la photographie, le montage, la musique, le maquillage (à juste titre, lors de la conférence de presse cannoise, Pierre Niney a souligné le manque de reconnaissance de cette profession en France, lors des remises de prix par les "professionnels de la profession"), les décors et enfin le rythme parent ce film de la plus belle des vertus : l’oubli du temps qui passe, l'oubli du fait que la vie n’est pas du cinéma, qu’il n’est pas possible de devenir un héros masqué. Ce film témoigne du pouvoir inestimable du cinéma de nous faire renouer avec les vestiges et les vertiges de l'enfance.

    Catégories : HORS COMPETITION Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer