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Blog créé en 2003 par Sandra Mézière, romancière. Blog cinéma sur les éditions passées du Festival de Cannes. Et le Festival de Cannes 2024 en direct ici. Pour l'actualité cinéma quotidienne et mon actualité d'auteure : Inthemoodforcinema.com.
« Winter Sleep » a remporté la Palme d’or du 67ème Festival de Cannes, voilà qui complètait le (déjà prestigieux) palmarès cannois de Nuri Bilge Ceylan, un habitué du festival, après son Grand Prix en 2003, pour « Uzak », celui de la mise en scène en 2008 pour « Les Trois Singes » et un autre Grand Prix en 2011 pour « Il était une fois en Anatolie ». En 2012, il fut également récompensé d’un Carrosse d’Or, récompense décernée dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs par la Société des Réalisateurs de Films à l’un de leurs pairs. Son premier court-métrage, « Koza », fut par ailleurs repéré par le festival et devint le premier court turc qui y fut sélectionné, en 1995. Il fut par ailleurs membre du jury cannois en 2009, sous la présidence d’Isabelle Huppert. Son film « Les Climats » reçut le prix FIPRESCI de la critique internationale en 2006.
J’essaie de ne jamais manquer les projections cannoises de ses films tant ils sont toujours brillamment mis en scène, écrits, et d’une beauté formelle époustouflante. « Winter sleep » ne déroge pas à la règle…et c’est d’autant plus impressionnant que Nuri Bilge Ceylan est à la fois réalisateur, scénariste (coscénariste avec sa femme), coproducteur et monteur de son film…et qu’il semble pareillement exceller dans tous ces domaines.
Inspiré de 3 nouvelles de Tchekhov, se déroulant dans une petite ville de Cappadoce, en Anatolie centrale, « Winter sleep » raconte l’histoire d’Aydin (Haluk Bilginer), comédien à la retraite, qui y tient un petit hôtel avec son épouse de 20 ans sa cadette, Nihal (Melisa Sözen) dont il s’est éloigné sentimentalement, et de sa sœur Necla (Demet Akbağ ) qui souffre encore de son récent divorce. En hiver, à mesure que la neige recouvre la steppe, l’hôtel devient leur refuge mais aussi le théâtre de leurs déchirements… Et dire que tout avait commencé par la vitre d’une voiture sur laquelle un enfant avait jeté une pierre. La première pierre…
Sans doute la durée du film (3H16) en aura-t-elle découragé plus d’un et pourtant…et pourtant je ne les ai pas vues passer, que ce soit lors de la première projection cannoise ou lors de la seconde puisque le film a été projeté une deuxième fois le lendemain de la soirée du palmarès, très peu de temps après.
La durée, le temps, l’attente sont toujours au centre de ses films sans que jamais cela soit éprouvant pour le spectateur qui, grâce à la subtilité de l’écriture, est d’emblée immergé dans son univers, aussi rugueux puisse-t-il être. Une durée salutaire dans une époque qui voudrait que tout se zappe, se réduise, se consomme et qui nous permet de plonger dans les tréfonds des âmes qu’explore et dissèque le cinéaste. Nuri Bilge Ceylan déshabille en effet les âmes de ses personnages.
Le premier plan se situe en extérieur. Au loin, à peine perceptible, un homme avance sur un chemin. Puis images en intérieur, zoom sur Aydin de dos face à la fenêtre, enfermé dans sa morale, ses certitudes, son sentiment de supériorité, tournant le dos (à la réalité), ou le passage de l’extérieur à l’intérieur (des êtres) dont la caméra va se rapprocher de plus en plus pour mettre à nu leur intériorité. « Pour bien joué, il faut être honnête », avait dit un jour Omar Sharif à Aydin. Aydin va devoir apprendre à bien jouer, à faire preuve d’honnêteté, lui qui se drape dans la morale, la dignité, les illusions pour donner à voir celui qu’il aimerait -ou croit-être.
Homme orgueilleux, riche, cultivé, ancien comédien qui se donne « le beau rôle », Aydin est un personnage terriblement humain, pétri de contradictions, incroyablement crédible, à l’image de tous les autres personnages du film (quelle direction d’acteurs !) si bien que, aujourd’hui encore, je pense à eux comme à des personnes réelles tant Nuri Bilge Ceylan leur donne corps, âme, vie.
Pour Aydin, les autres n’existent pas et, ainsi, à ses yeux comme aux nôtres, puisque Nihal apparaît au bout de 30 minutes de film seulement. Il ne la regarde pas. Et quand il la regarde c’est pour lui demander son avis sur une lettre qui flatte son ego. C’est à la fois drôle et cruel, comme à diverses moments du film, comme lorsqu’il raconte à sa sœur une pièce dans laquelle elle ne se souvient visiblement pas l’avoir vu jouer : « La pièce où je jouais un imam. J’entrais en cherchant les toilettes ».
Que de gravité et d’intensité mélancoliques, fascinantes, dont il est impossible de détacher le regard comme s’il s’était agi de la plus palpitante des courses-poursuites grâce au jeu habité et en retenue des comédiens, au caractère universel et même intemporel de l’intrigue, grâce à la beauté foudroyante et presque inquiétante des paysages de la Cappadoce, presque immobile comme un décor de théâtre. L’hôtel se nomme d’ailleurs « Othello ». Dans le bureau d’Aydin, ancien acteur de théâtre, se trouvent des affiches de « Caligula » de Camus, et de « Antoine et Cléopâtre » de Shakespeare. La vie est un théâtre. Celle d’Aydin, une représentation, une illusion que l’hiver va faire voler en éclats.
« Winter sleep », à l’image de son titre, est un film à la fois rude, rigoureux et poétique. Il est porté par des dialogues d’une finesse exceptionnelle mêlant cruauté, lucidité, humour, regrets (« j’ai voulu être ce grand acteur charismatique dont tu rêvais »), comme ces deux conversations, l’une avec sa sœur, l’autre avec Nihal, qui n’épargnent aucun d’eux et sont absolument passionnantes comme dans une intrigue policière, chacune de ces scènes donnant de nouveaux indices sur les caractères des personnages dont les masques tombent, impitoyablement : « Avant tu faisais notre admiration » », « On croyait que tu ferais de grandes choses », « On avait mis la barre trop haut », « Ce romantisme sirupeux », « Cet habillage lyrique qui pue le sentimentalisme », « Ton altruisme m’émeut aux larmes.», « Ta grande morale te sert à haïr le monde entier ».
Ces scènes sont filmées en simples champs/contre-champs. La pièce est à chaque fois plongée dans la pénombre donnant encore plus de force aux visages, aux expressions, aux paroles ainsi éclairés au propre comme au figuré, notamment grâce au travail de Gökhan Tiryaki, le directeur de la photographie. Nuri Bilge Ceylan revendique l’influence de Bergman particulièrement flagrante lors de ces scènes.
Les temps de silence qui jalonnent le film, rares, n’en sont que plus forts, le plus souvent sur des images de l’extérieur dont la beauté âpre fait alors écho à celle des personnages. Sublime Nihal dont le visage et le jeu portent tant de gravité, de mélancolie, de jeunesse douloureuse. Pas une seconde pourtant l’attention (et la tension ?) ne se relâchent, surtout pas pendant ces éloquents silences sur les images de la nature fascinante, d’une tristesse éblouissante.
Nuri Bilge Ceylan est terriblement lucide sur ses personnages et plus largement sur la nature humaine, mais jamais cynique. Son film résonne comme un long poème mélancolique d’une beauté triste et déchirante porté par une musique parcimonieuse, sublimé par la sonate n°20 de Schubert et des comédiens exceptionnels. Oui, un long poème mélancolique à l’image de ces personnages : lucides, désenchantés, un poème qui nous accompagne longtemps après la projection et qui nous touche au plus profond de notre être et nous conduit, sans jamais être présomptueux, à nous interroger sur la morale, la (bonne) conscience, et les faux-semblants, les petitesses en sommeil recouvertes par l’immaculée blancheur de l’hiver. Un peu les nôtres aussi. Et c’est ce qui est le plus magnifique, et terrible.
Combien de fois vous ai-je parlé de ce chef-d'œuvre de Claude Lelouch? Je ne les compte plus de même que je ne compte plus le nombre de fois où j'ai revu ce film qui, à chaque fois, m'emporte dans son tourbillon d'émotions... Un film qui m'a tant accompagnée que vous le croisez au fil des lignes de mes deux livres "L'amor dans l'âme" et "Les illusions parallèles" (et j'ai d'ailleurs eu le plaisir de faire transmettre ce dernier à Claude Lelouch lors du dernier Festival du Film Britannique dont il présidait le jury). Je n'ai pas non plus résisté au plaisir de le revoir lors des 50 ans du film au dernier Festival de Cannes (section Cannes Classics, photo ci-dessous).
Lelouch. Prononcez ce nom et vous verrez immédiatement l’assistance se diviser en deux. Les adorateurs d’un côté qui aiment : ses fragments de vérité, ses histoires d’amour éblouissantes, sa vision romanesque de l’existence, sa sincérité, son amour inconditionnel du cinéma, ses phrases récurrentes, une musique et des sentiments grandiloquents, la beauté parfois cruelle des hasards et coïncidences. Les détracteurs de l’autre qui lui reprochent son sentimentalisme et tout ce que les premiers apprécient, et sans doute de vouloir raconter une histoire avant tout, que la forme soit au service du fond et non l’inverse. Je fais partie de la première catégorie et tant pis si pour cela je dois subir la condescendance des seconds. Le cinéma est pour moi avant tout affaire de passion, de sincérité, d’audace et quoiqu’en disent ses détracteurs, le cinéma de Claude Lelouch se caractérise par ces trois éléments comme le démontrait aussi magnifiquement de documentaire « D’un film à l’autre » réalisé à l’occasion des 50 ans des films 13.
Un parcours fait de réussites flamboyantes et d’échecs retentissants. La plus flamboyante de ses réussites fut bien sûr « Un homme et une femme », palme d’or à Cannes en 1966, Oscar du meilleur film étranger et du meilleur scénario parmi 42 récompenses … à 29 ans seulement! Film que Claude Lelouch a, comme souvent réalisé, après un échec. Ainsi le 13 septembre 1965, désespéré, il roule alors vers Deauville où il arrive la nuit, épuisé. Réveillé le matin par le soleil, il voit une femme depuis sa voiture, elle marche sur la plage avec un enfant et un chien. Sa « curiosité est alors plus grande que la tristesse ». Il commence à imaginer ce que peut faire cette femme sur cette plage, avec son enfant, à cette heure matinale. Cela donnera « Un homme et une femme », la rencontre de deux solitudes blessées qui prouve que les plus belles histoires sont les plus simples et que la marque du talent est de les rendre singulières et extraordinaires. C’est une des histoires qu’il a à nouveau raconté lors de cette master class.
Vous trouverez de nombreuses critiques des films de Claude Lelouch au fil de mes blogs. En bonus, retrouvez également, après ma critique de "Un homme et une femme" ma critique de "Un + Une" et de "Salaud, on t'aime", les deux derniers films de Claude Lelouch. J'en profite pour vous dire que le Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule projettera "Itinéraire d'un enfant gâté" à l'occasion de la présence dans le jury de Richard Anconina. Lors de sa première édition du festival, Claude Lelouch y avoir d'ailleurs donné une passionnante master class en compagnie de son fidèle complice, Francis Lai.
Critique de UN HOMME ET UN FEMME de Claude Lelouch
Je ne sais plus très bien si j'ai vu ce film avant d'aller à Deauville, avant que cette ville soit indissociablement liée à tant d'instants de mon existence, ou bien si je l'ai vu après, après que mon premier séjour à Deauville, il y a 23 ans, ait modifié le cours de mon « destin »... Toujours est-il qu'il est impossible désormais de dissocier Deauville du film de Claude Lelouch qui a tant fait pour sa réputation, « Un homme et une femme » ayant créé la légende du réalisateur comme celle de la ville de Deauville, et notamment sa réputation de ville romantique à tel point qu'il y a 10 ans, pendant le Festival du Cinéma Américain 2006, a été inaugurée une place Claude Lelouch, en sa présence et celle d'Anouk Aimée. J'étais présente ce jour-là et l'émotion et la foule étaient au rendez-vous.
Alors sans doute faîtes-vous partie de ceux qui adorent ou détestent Claude Lelouch, ses « instants de vérité », ses hasards et coïncidences. Rares sont ceux qu'il indiffère. Placez son nom dans une conversation et vous verrez. Quelle que soit la catégorie à laquelle vous appartenez, peut-être ce film « d'auteur » vous mettra-t-il d'accord...
Le 13 septembre 1965, Claude Lelouch est désespéré, son dernier film ayant été un échec. Il prend alors sa voiture, roule jusqu'à épuisement en allant vers Deauville où il s'arrête à 2 heures du matin en dormant dans sa voiture. Réveillé le matin par le soleil, il voit une femme depuis sa voiture, étonné de la voir marcher avec un enfant et un chien. Sa « curiosité est alors plus grande que la tristesse ». Il commence à imaginer ce que peut faire cette femme sur cette plage, avec son enfant, à cette heure matinale. Cela donnera « Un homme et une femme ».
Synopsis : Anne (Anouk Aimée), scripte, inconsolable depuis la mort de son mari cascadeur Pierre (Pierre Barouh), rencontre à Deauville, en allant chercher sa fille à la pension, un coureur automobile, Jean (Jean-Louis Trintignant), dont la femme s'est suicidée par désespoir. Jean raccompagne Anne à Paris. Tous deux sont endeuillés, et tous deux ont un enfant. C'est l'histoire d'un homme et d'une femme qui s'aiment, se repoussent, se retrouvent et s'aiment encore...
J'ai vu ce film un grand nombre de fois, tout à l'heure encore et comme à chaque fois, avec le même plaisir, la même émotion, le même sentiment de modernité pour un film qui date de 1966, étonnant pour un cinéaste dont beaucoup de critiques raillent aujourd'hui le classicisme. Cette modernité est bien sûr liée à la méthode Claude Lelouch d'ailleurs en partie la conséquence de contraintes techniques et budgétaires. Ainsi, Lelouch n'ayant pas assez d'argent pour tourner en couleurs tournera les extérieurs en couleurs et les intérieurs en noir et blanc. Le montage et les alternances de noir et blanc et de couleurs jouent alors habilement avec les méandres du temps et de la mémoire émotive, entre le présent et le bonheur passé qui ressurgit sans cesse.
Je ne sais pas si « le cinéma c'est mieux que la vie » mais en tout cas Claude Lelouch fait partie de ceux dont les films et surtout « Un homme et une femme » nous la font aimer. Rares sont les films qui donnent à ce point la sensation de voir une histoire d'amour naître et vibrer sous nos yeux, d'en ressentir -partager, presque- le moindre battement de cœur ou le moindre frémissement de ses protagonistes, comme si la caméra scrutait les visages et les âmes. Par une main qui frôle une épaule si subtilement filmée. Par le plan d'un regard qui s'évade et s'égare. Par un sourire qui s'esquisse. Par des mots hésitants ou murmurés. Par la musique éternelle de Francis Lai (enregistrée avant le film) qui nous chavire le cœur. Par une photographie aux accents picturaux qui sublime Deauville filmée avec une lumière nimbée de mélancolie, des paysages qui cristallisent les sentiments de Jean-Louis et d'Anne, fragile et paradoxalement impériale, magistralement (dirigée et) interprétée par Anouk Aimée. Rares sont les films qui procurent cette impression de spontanéité, de vérité presque. Les fameux « instants de vérité » de Lelouch.
Et puis il y a le charme incomparable du couple Anouk Aimée/ Jean-Louis Trintignant, le charme de leurs voix, notamment quand Jean-Louis Trintignant prononce « Montmartre 1540 ». Le charme et la maladresse des premiers instants cruciaux d'une histoire d'amour quand le moindre geste, la moindre parole peuvent tout briser. Et puis ces plans fixes, de Jean-Louis dans sa Ford Mustang (véritable personnage du film), notamment lorsqu'il prépare ce qu'il dira à Anne après qu'il ait reçu son télégramme. Et puis ces plans qui encerclent les visages et en capturent la moindre émotion. Ce plan de cet homme avec son chien qui marche dans la brume et qui fait penser à Giacometti (pour Jean-Louis). Tant d'autres encore...
Avec « Un homme et une femme » Claude Lelouch a signé une histoire intemporelle, universelle avec un ton très personnel et poétique. La plus simple du monde et la plus difficile à raconter. Celle de la rencontre d'un homme et une femme, de la rencontre de deux solitudes blessées. Il prouve que les plus belles histoires sont les plus simples et que la marque du talent est de les rendre singulières et extraordinaires.
Alors pour reprendre l'interrogation de Jean-Louis dans le film citant Giacometti « Qu'est-ce que vous choisiriez : l'art ou la vie » Lelouch, n'a certainement pas choisi, ayant réussi a insufflé de l'art dans la vie de ses personnages et de la vie dans son art. Voilà c'est de l'art qui transpire la vie.
Alors que Claude Lelouch a tourné sans avoir de distributeur, sans même savoir si son film sortirait un jour, il obtint la palme d'or à Cannes en 1966, l'oscar du meilleur film étranger et celui du meilleur scénario et 42 récompenses au total et aujourd'hui encore de nombreux touristes viennent à Deauville grâce à « Un homme et une femme », le film, mais aussi sa musique mondialement célèbre. Vingt ans après, Claude Lelouch tourna une suite « Un homme et une femme 20 ans déjà » réunissant à nouveau les deux protagonistes. Je vous en parle très bientôt.
Critique de UN + UNE de Claude Lelouch
En 1966, avec « Un homme et une femme », sa sublime histoire de la rencontre de deux solitudes blessées avec laquelle il a immortalisé Deauville, Claude Lelouch recevait la Palme d’or, l’Oscar du meilleur film étranger et du meilleur scénario parmi 42 récompenses … à 29 ans seulement ! Ce 45ème film de Claude Lelouch, presque cinquante ans plus tard raconte à nouveau l’histoire d’un homme et d’une femme et les années et les films qui séparent ces deux longs-métrages semblent n’avoir en rien entaché la fougue communicative, la réjouissante candeur, le regard enthousiaste, la curiosité malicieuse du cinéaste. Ni la fascination avec laquelle il regarde et révèle les acteurs. Les acteurs et la vie qu’il scrute et sublime. Bien que les critiques ne l’aient pas toujours épargné, il est en effet toujours resté fidèle à sa manière, singulière, de faire du cinéma, avec passion et sincérité, et fidélité, à la musique de Francis Lai, aux fragments de vérité, aux histoires d’amour éblouissantes, à sa vision romanesque de l’existence, à son amour inconditionnel du cinéma et de l’amour, à ses phrases récurrentes, à ses aphorismes, aux sentiments grandiloquents et à la beauté parfois terrible des hasards et coïncidences.
Claude Lelouch est né avec la Nouvelle Vague qui ne l’a jamais reconnu sans doute parce que lui-même n’avait «pas supporté que les auteurs de la Nouvelle Vague aient massacré Clouzot, Morgan, Decoin, Gabin », tous ceux qui lui ont fait aimer le cinéma alors qu’il trouvait le cinéma de la Nouvelle Vague « ennuyeux ». Et tous ceux qui m’ont fait aimer le cinéma. Avec son film « Roman de gare », les critiques l’avaient enfin épargné, mais pour cela il avait fallu que le film soit au préalable signé d’un autre nom que le sien. Peu m’importe. Claude Lelouch aime la vie. Passionnément. Sous le regard fiévreux et aiguisé de sa caméra, elle palpite. Plus qu’ailleurs. Et ce nouveau film ne déroge pas à la règle.
Après Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et Sandrine Bonnaire dans « Salaud, on t’aime », c’est un autre trio charismatique qui est à l’honneur dans ce nouveau film : Jean Dujardin, Elsa Zylberstein et Christophe Lambert (voire un quatuor avec Alice Pol). Son dernier film « Salaud, on t’aime » se rapprochait de « Itinéraire d’un enfant gâté », du moins en ce qu’il racontait l’histoire d’un homme à l’automne de sa vie, un autre « enfant gâté » passé à côté de l’essentiel et qui, contrairement au film précité, n’allait pas fuir sa famille mais tenter de la réunir. Ici, c’est finalement aussi d’un homme passé à côté non pas de sa vie mais de lui-même dont Lelouch nous raconte l’histoire, une histoire que j’attendais de découvrir depuis que j’avais vu cette affiche du film orner les murs de Cannes, lors du festival, en mai dernier.
La manière dont le film est né ressemble déjà à un scénario de film de Claude Lelouch. Jean Dujardin et Elsa Zylberstein ont ainsi plusieurs fois raconté sa genèse. Le hasard qu’affectionne tant Claude Lelouch les a réunis sur le même vol entre Paris et Los Angeles lors duquel ils ont parlé de cinéma pendant des heures et notamment d’un film de Claude Lelouch, « Un homme qui me plaît », qu'ils adorent tous les deux. L'histoire d'amour entre un compositeur incarné par Jean-Paul Belmondo et une actrice incarnée par Annie Girardot qui tombent amoureux à l'autre bout du monde. Elsa Zylberstein a appelé Claude Lelouch et l’histoire était lancée, une histoire d’amour qui, eux aussi, les a emmenés à l’autre bout du monde…
Jean Dujardin incarne ici le séduisant, pragmatique, talentueux Antoine. Antoine est compositeur de musiques de films. Antoine regarde la vie avec distance, humour et légèreté. Antoine est comme un enfant joueur et capricieux. D’ailleurs, il porte le prénom du petit garçon dans « Un homme et une femme ». Hasard ? Ou coïncidence ? Il part en Inde travailler sur une version très originale de « Roméo et Juliette » intitulée « Juliette et Roméo » et alors que sa compagne (Alice Pol) le demande en mariage par téléphone. A l’occasion d’une soirée donnée en son honneur à l’Ambassade de France, il rencontre la pétillante Anna (Elsa Zylberstein), la femme de l’ambassadeur (Christophe Lambert), aussi mystique qu’il est pragmatique, une femme qui, en apparence, ne lui ressemble en rien, pourtant, dès ce premier soir, entre ces deux-là, semble régner une magnétique connivence. Cette rencontre va les entraîner dans une incroyable aventure. Et le spectateur avec eux.
Ce que j’aime par-dessus tout dans les films de Claude Lelouch, ce sont ces personnages, toujours passionnément vivants. Dans chacun de ses films, la vie est un jeu. Sublime et dangereux. Grave et léger. Un jeu de hasards et coïncidences. Le cinéma, son cinéma, l’est aussi. Et dans ce film plus que dans tout autre de Claude Lelouch. Le fond et la forme coïncident ainsi en une ludique mise en abyme. Le film commence par l’histoire d’un voleur qui va inspirer le film dont Antoine a composé la musique et dont les images jalonnent le film…de Lelouch. Le présent, le passé et le rêve s’entrelacent constamment pour peu à peu esquisser le portrait des deux protagonistes, pour se jouer de notre regard sur eux et sur la beauté troublante des hasards de la vie.
Cela commence par des images de l’Inde, fourmillante, colorée, bouillonnante de vie dont la caméra de Lelouch, admirative, caresse l’agitation multicolore. Prémisses d’un voyage au pays « du hasard » et « de l’éternité. » Un voyage initiatique. Puis, il nous raconte une première histoire. Celle du voleur qui sauve sa victime, et de leur histoire d’amour. Celle du film dans le film. Un miroir de celle d’Anne et d’Antoine. Presque un conte. D’ailleurs, devant un film de Lelouch, j’éprouve la sensation d’être une enfant aux yeux écarquillés à qui on raconte une fable. Ou plein d’histoires puisque ce film est une sorte de poupée russe. Oui, une enfant à qui on rappelle magnifiquement les possibles romanesques de l’existence.
Ensuite, Antoine rencontre Anna lors du dîner à l’ambassade. Antoine pensait s’ennuyer et le dit et le clame, il passe un moment formidable et nous aussi, presque gênés d’assister à cette rencontre, leur complicité qui crève les yeux et l’écran, leur conversation fulgurante et à l’image de l’Inde : colorée et bouillonnante de vie. Il suffirait de voir cet extrait pour deviner d’emblée qu’il s’agit d’un film de Lelouch. Cette manière si particulière qu’ont les acteurs de jouer. Ou de ne pas jouer. Vivante. Attendrissante. Saisissante de vérité. En tout cas une scène dans laquelle passe l’émotion à nous en donner le frisson. Comme dans chacun des tête-à-tête entre les deux acteurs qui constituent les meilleurs moments du film, dans lesquels leurs mots et leurs silences combattent en vain l’évidente alchimie. Ils rendent leurs personnages aussi attachants l’un que l’autre. Le mysticisme d’Anna. La désinvolture et la sincérité désarmante d’Antoine avec ses irrésistibles questions que personne ne se pose. Antoine, l’égoïste « amoureux de l’amour ».
Comme toujours et plus que jamais, ses acteurs, ces deux acteurs, la caméra de Lelouch les aime, admire, scrute, sublime, magnifie, révèle, caresse presque, exacerbe leur charme fou. Ce film comme chaque film de Lelouch comporte quelques scènes d’anthologie. Dans son précédent film « Salaud, on t’aime », les deux amis Kaminsky/Johnny et Selman/ Eddy nous rejouaient « Rio Bravo » et c’était un régal. Et ici, chacun des échanges entre Antoine et Anna l’est aussi. Comme dans tout film de Lelouch aussi les dialogues sont parsemés de petites phrases dont certaines reviennent d’un film à l’autre, souvent pour nous rappeler les « talents du hasard » :
« Mon agent, c’est le hasard. »
« Mon talent, c’est la chance. »
« Le pire n’est jamais décevant. »
Ce film dans lequel l’amour est l’unique religion est une respiration salutaire a fortiori en cette période bien sombre. Un hymne à l’amour, à la tolérance, au voyage aussi bigarrés et généreux que le pays qu’il nous fait traverser. Un joyeux mélange de couleurs, de fantaisie, de réalité rêvée ou idéalisée, évidemment souligné et sublimé par le lyrisme de la musique du fidèle Francis Lai (retrouvez mon récit de la mémorable master class commune de Lelouch et Lai au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule 2014, ici) et celle de la Sérénade de Schubert (un peu trop utilisée par les cinéastes ces temps-ci mais c’est celle que je préfère donc je ne m’en lasse pas), par des acteurs que le montage inspiré, la musique lyrique, la photographie lumineuse ( de Robert Alazraki), le scénario ingénieux (signé Valérie Perrin et Claude Lelouch), et l’imparable et incomparable direction d’acteurs de Lelouch rendent plus séduisants, convaincants, flamboyants et vibrants de vie que jamais.
Une « symphonie du hasard » mélodieuse, parfois judicieusement dissonante, émouvante et tendrement drôle avec des personnages marquants parce que là comme ils le sont rarement et comme on devrait toujours essayer de l’être : passionnément vivants. Comme chacun des films de Lelouch l’est, c’est aussi une déclaration d’amour touchante et passionnée. Au cinéma. Aux acteurs. A la vie. A l’amour. Aux hasards et coïncidences. Et ce sont cette liberté et cette naïveté presque irrévérencieuses qui me ravissent. Dans la vie. Au cinéma. Dans le cinéma de Lelouch qui en est la quintessence. Vous l’aurez compris, je vous recommande ce voyage en Inde !
Critique de SALAUD, ON T'AIME de Claude Lelouch
Avec sa dernière fiction, « Ces amours-là », Lelouch signait une fresque nostalgique, une symphonie qui s’achevait sur une note d’espoir, la bande originale de son existence cinématographique (qui évitait l’écueil du narcissisme) en guise de remerciements au cinéma, à la musique, à son public, à ses acteurs. Un film qui mettait en exergue les possibles romanesques de l’existence. Un film jalonné de moments de grâce, celle des acteurs avant tout à qui ce film était une déclaration d’amour émouvante et passionnée.
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Cette dernière réalisation qu’est « Salaud, on t’aime » se rapproche peut-être davantage de « Itinéraire d’un enfant gâté », du moins en ce qu’elle raconte l’histoire d’un homme à l’automne de sa vie, un autre « enfant gâté » qui est peut-être passé à côté de l’essentiel et qui, contrairement au film précité, ne va pas fuir sa famille, mais au contraire tenter de la réunir.
Jacques Kaminsky (Johnny Hallyday) est ainsi un photographe de guerre et père absent, qui s'est plus occupé de son appareil photo (enfin plutôt de son impressionnante collection d’appareils photos) que de ses 4 filles (de 4 mères différentes) nommées Printemps (Irène Jacob), Eté (Pauline Lefèvre), Automne (Sarah Kazemy –révélée par le magnifique « En secret » de Maryam Keshavarz ) et Hiver (Jenna Thiam). Avec l’espoir de les réunir, il décide d’acquérir une maison dans les Alpes dont il tombe amoureux en même temps que de celle qui la lui fait visiter, Nathalie Béranger (Sandrine Bonnaire). Tout va se compliquer encore un peu plus quand son meilleur ami, Frédéric Selman (Eddy Mitchell) va tenter de le réconcilier avec sa famille en leur racontant un terrible mensonge.
Avec « Salaud, on t’aime », Claude Lelouch signe son 44ème film. Les réalisations et les années n’ont pourtant pas entamé la jeunesse et la modernité de son cinéma. Ni la curiosité, l’admiration, la fascination avec lesquelles il regarde et révèle les acteurs. Les acteurs et la vie qu’il scrute et sublime. Dès ce premier plan avec le beau visage buriné de Johnny Hallyday et derrière lui les pages d’un livre (écrit par sa fille) qui se consume, j’étais déjà happée. Et les pages de cet autre livre qui se tournent et montrent et rendent hommage au photographe de guerre qu’est Kaminsky, à tous les photographes de guerre et aux horreurs (et quelques bonheurs) de l’Histoire qu’ils ont immortalisées, souvent au péril de leur vie. Deux livres. Deux faces d’un même homme. Peut-être un peu le double de Claude Lelouch qui fut lui-même photographe de guerre à ses débuts.
Dès les premiers plans du film règne à la fois une atmosphère tranquille et inquiétante à l’image de celle de cette maison gardée par un aigle majestueux, sublime, clairvoyant, là comme une douce menace, comme si tout pouvait basculer d’un instant à l’autre dans le drame ou le thriller. Le cinéma de Claude Lelouch ne rentre dans aucune case, situé à la frontière des genres. Ou si: il rentre dans un genre, celui d’un film de Lelouch, tout simplement. Et c’est ce que j’aime par-dessus tout : celle liberté, cet atypisme que j’ai retrouvés dans ce film. Claude Lelouch est né avec la Nouvelle Vague qui ne l’a jamais reconnu sans doute parce que lui-même n’avait « pas supporté que les auteurs de la Nouvelle Vague aient massacré Clouzot, Morgan, Decoin, Gabin », tous ceux qui lui ont fait aimer le cinéma alors qu’il trouvait le cinéma de la Nouvelle Vague « ennuyeux ». Et tous ceux qui M’ont fait aimer le cinéma.
A l’image de ses autres films, sans doute celui-ci agacera-t-il ses détracteurs pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles il m’a enchantée. Ses citations sur la vie, la mort, l’amour, l’amitié :
- « Un ami c’est quelqu’un qui te connait très bien et qui t’aime quand même »,
-« Qu’est-ce que vous préférez le plus au monde, à part votre appareil photo ? Le juste milieu. L’équilibre. Vous savez comme ces types qui viennent de traverser le Grand Canyon sur un fil. »
C’est d’ailleurs ce qui pourrait définir le cinéma de Lelouch. Et ce film. La vie aussi. Et ce qui les rend si singuliers, palpitants et attachants. Cette impression d’être sur un fil, sur le fil, au bord du précipice.
Comme toujours chez Claude Lelouch, la musique est judicieusement choisie entre le sublime jazz d’Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, la chanson "Les eaux de mars" de Georges Moustaki, ou encore les "Quatre saisons" de Vivaldi repris par les compositeurs du film, le fidèle Francis Lai et Christian Gaubert.
Et puis il y a les acteurs. Ces acteurs que la caméra de Lelouch aime, scrute, sublime, magnifie, révèle, caresse presque. D’abord, Johnny Hallyday qui n’a pas besoin d’en faire des tonnes pour être ce personnage. Son visage et sa prestance racontent déjà une histoire. Il n’a pas besoin d’en faire ou dire beaucoup pour imposer son personnage grâce à sa forte personnalité, un mélange de douceur, de douleur, de force, de fragilité, de liberté, d’humanité, de rudesse et de tendresse. Et pour l’avoir vu (et revu) sur scène, que ce rôle lui ait été attribué me semble une évidence tant il est et joue sur scène et sait capter et captiver l’attention d’un regard. Leconte dans « L’homme du train » (à mon avis le meilleur film avec Johnny Hallyday) avait déjà compris cet énorme potentiel. Johnny Hallyday avait d’ailleurs déjà tourné sous la direction de Claude Lelouch en 1972 pour « L’Aventure c’est l’Aventure » où il jouait son propre rôle aux côtés de Lino Ventura et Jacques Brel. Ce rôle de Kaminsky semble avoir été écrit pour lui et pourtant il n’était initialement pas pressenti pour jouer le rôle principal de « Salaud, on t'aime ». Le plus sidérant est que Lelouch a dû l’imposer: « Aucune chaîne de télévision ne voulait faire un film avec Johnny et moi, aucune assurance n’a voulu nous suivre, les coproducteurs, les distributeurs, tout le monde s’est montré frileux. » Il y a eu Annie Girardot dans « Les Misérables », Jean-Paul Belmondo dans « Itinéraire d’une enfant gâté » Tant d’autres… Il y aura désormais Johnny Hallyday dans « Salaud, on t’aime ». De fortes personnalités qui, plus que d’incarner des rôles, les imprègnent et les révèlent. Les réveillent même.
A ses côtés, il y a Sandrine Bonnaire avec qui il forme un couple évident. Solaire Sandrine Bonnaire avec son sourire lumineux et empathique et dont on comprend qu’il en tombe immédiatement amoureux.
Et puis les 4 « saisons » dont la photographie reflète judicieusement les caractères au premier rang desquelles Jenna Thiam (Hiver Kaminsky), révélation du film à qui sont dévolues les plus belles partitions. Le temps d’un dialogue dans une voiture qui pourrait constituer à elle seule un court-métrage, Lelouch nous montre quel directeur d’acteurs et quel conteur d’histoire il est. Les « seconds » rôles ne sont pas en reste : Isabelle de Hertogh, Rufus, Agnès Soral, Valérie Kaprisky, Jacky Ido, Antoine Duléry…
Enfin, dernier personnage ici (et non des moindres !): la nature, sublime et sublimée elle aussi, à laquelle ce film est aussi un véritable hymne et qui varie subtilement au gré des saisons.
« Chaque nouvelle invention modifie l’écriture cinématographique. Mes gros plans c’est ma dictature, et les plans larges c’est ma démocratie, et pas de plan moyen. » avait-il dit lors du débat succédant à la projection du documentaire « D’un film à l’autre ». Ce nouveau film ne déroge pas à la règle. Une scène de repas est ainsi particulièrement réussie me faisant songer à celles qu'affectionnait Claude Sautet qui lui aussi aimait tant ces scènes mais aussi, comme Lelouch, raconter la vie. Notre vie.
Ce film comme chaque film de Lelouch comporte quelques scènes d’anthologie. Celle pendant laquelle les deux amis Kaminsky/Johnny et Selman/ Eddy refont « Rio Bravo » est un régal. Mais aussi, à l’opposé, ce brusque basculement du film (que je ne vous révélerai évidemment pas) qui m’a bouleversée. Il n’y a que lui pour oser. De même qu’il n’y a que lui pour oser appeler les 4 filles d’un personnage Printemps, Eté, Automne et Hiver. Et ce sont cette liberté presque irrévérencieuse, cette audace, qui me ravissent. Dans la vie. Au cinéma. Dans le cinéma de Lelouch qui en est la quintessence. La quintessence des deux.
Lelouch, dans ce nouveau film coécrit avec Valérie Perrin, raconte la vie, avec tout ce qu’elle comporte de beauté tragique ou de belle cruauté, de douleurs ineffables aussi, ses paradoxes qui la rendent si fragile et précieuse. En quelques plans, ou même en un plan d’une silhouette, il exprime la douleur indicible de l’absence. Mais c’est aussi et avant tout un film magnifique sur l’amitié et ses mensonges parfois nécessaires, sur le le pardon aussi…sans oublier ces « hasards et coïncidences » qu’affectionne le cinéaste. Ce hasard qui « a du talent » à l’image de celui qui en a fait un de ses thèmes de prédilection. Malgré son titre, peut-être son film le plus tendre, aussi.
Je ne sais pas si le cinéma comme "le bonheur, c'est mieux que la vie » mais en tout cas Claude Lelouch fait partie de ceux dont les films nous la font voir en gros plans majestueux, parfois sans fards, avec une redoutablement sublime vérité, et qui nous la font aimer ardemment. Et ce nouveau film porté par des acteurs solaires, un montage ingénieux, une musique judicieuse, une photographie émouvante ne déroge par à la règle. Le juste milieu entre légèreté et gravité. Les fragments de vérité et les fragments de mensonges. La vie et le cinéma.
Nicole Garcia était cette année à nouveau en compétition au Festival de Cannes en tant que réalisatrice (elle a également souvent gravi les marches comme comédienne). Après avoir ainsi été en lice pour « L’Adversaire » en 2002 et pour « Selon Charlie » en 2005, elle l'était cette fois avec un film dans lequel Marion Cotillard tient le rôle principal, elle-même pour la cinquième année consécutive en compétition à Cannes. L’une et l’autre sont reparties sans prix de la Croisette même si ce beau film enfiévré d’absolu l’aurait mérité. « Mal de Pierres » est une adaptation du roman éponyme de l’Italienne Milena Agus publié en 2006 chez Liana Lévi. Retour sur un de mes coups de cœur du Festival de Cannes 2016…
Marion Cotillard incarne Gabrielle, une jeune femme qui a grandi dans la petite bourgeoisie agricole de Provence. Elle ne rêve que de passion. Elle livre son fol amour à un instituteur qui la rejette. On la croit folle, son appétit de vie et d’amour dérange, a fortiori à une époque où l’on destine d’abord les femmes au mariage. « Elle est dans ses nuages » dit ainsi d’elle sa mère. Ses parents la donnent à José parce qu’il semble à sa mère qu’il est « quelqu’un de solide » bien qu’il ne « possède rien », un homme que Gabrielle n’aime pas, qu’elle ne connaît pas, un ouvrier saisonnier espagnol chargé de faire d’elle « une femme respectable ». Ils vont vivre au bord de mer… Presque de force, sur les conseils d’un médecin, son mari la conduit en cure thermale à la montagne pour soigner ses calculs rénaux, son mal de pierres qui l’empêche d’avoir des enfants qu’elle ne veut d’ailleurs pas, contrairement à lui. D’abord désespérée dans ce sinistre environnement, elle reprend goût à la vie en rencontrant un lieutenant blessé lors de la guerre d’Indochine, André Sauvage (Louis Garrel). Cette fois, quoiqu’il advienne, Gabrielle ne renoncera pas à son rêve d’amour fou…
Dès le début émane de ce film une sensualité brute. La nature toute entière semble brûler de cette incandescence qui saisit et aliène Gabrielle : le vent qui s’engouffre dans ses cheveux, les champs de lavande éblouissants de couleurs, le bruit des grillons, l’eau qui caresse le bas de son corps dénudé, les violons et l’accordéon qui accompagnent les danseurs virevoltants de vie sous un soleil éclatant. La caméra de Nicole Garcia caresse les corps et la nature, terriblement vivants, exhale leur beauté brute, et annonce que le volcan va bientôt entrer en éruption.
Je suis étonnée que ce film n’ait pas eu plus d’échos lors de sa présentation à Cannes. Marion Cotillard incarne la passion aveugle et la fièvre de l’absolu qui ne sont pas sans rappeler celles d’Adèle H, mais aussi l’animalité et la fragilité, la brutalité et la poésie, la sensualité et une obstination presque enfantine. Elle est tout cela à la fois, plus encore, et ses grands yeux bleus âpres et lumineux nous hypnotisent et conduisent à notre tour dans sa folie créatrice et passionnée. Gabrielle incarne une métaphore du cinéma, ce cinéma qui « substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». Pour Gabrielle, l’amour est d’ailleurs un art, un rêve qui se construit. Ce monde c’est André Sauvage (le bien nommé), l’incarnation pour Gabrielle du rêve, du désir, de l’ailleurs, de l’évasion. Elle ne voit plus, derrière sa beauté ténébreuse, son teint blafard, ses gestes douloureux, la mort en masque sur son visage, ses sourires harassés de souffrance. Elle ne voit qu’un mystère dans lequel elle projette ses fantasmes d’un amour fou et partagé. « Elle a parfaitement saisi la dimension à la fois animale et possédée de Gabrielle, de sa folie créatrice » a ainsi déclaré Nicole Garcia lors de la conférence de presse cannoise. « Je n’ai pas pensé à filmer les décors. Ce personnage est la géographie. Je suis toujours attirée par ce que je n’ai pas exploré » a-t-elle également ajouté.
Face à Gabrielle, les personnages masculins n’en sont pas moins bouleversants. Le mari incarné par Alex Brendemühl représente aussi une forme d’amour fou, au-delà du désamour, de l’indifférence, un homme, lui aussi, comme André Sauvage, blessé par la guerre, lui aussi secret et qui, finalement, porte en lui tout ce que Gabrielle recherche, mais qu’elle n’a pas décidé de rêver… « Ce personnage de femme m’a beaucoup touchée. Une ardeur farouche très sauvage et aussi une sorte de mystique de l’amour, une quête d’absolu qui m’a enchantée. J’aime beaucoup les hommes du film, je les trouve courageux et pudiques» a ainsi déclaré Marion Cotillard (qui, comme toujours, a d'ailleurs admirablement parlé de son personnage, prenant le temps de trouver les mots justes et précis) lors de la conférence de presse cannoise du film (ma photo ci-dessus). Alex Brendemühl dans le rôle du mari et Brigitte Roüan (la mère mal aimante de Gabrielle) sont aussi parfaits dans des rôles tout en retenue.
Au scénario, on retrouve le scénariste notamment de Claude Sautet, Jacques Fieschi, qui collabore pour la huitième fois avec Nicole Garcia et dont on reconnaît aussi l’écriture ciselée et l’habileté à déshabiller les âmes et à éclairer leurs tourments, et la construction scénaristique parfaite qui sait faire aller crescendo l’émotion sans non plus jamais la forcer. La réalisatrice et son coscénariste ont ainsi accompli un remarquable travail d’adaptation, notamment en plantant l’histoire dans la France des années 50 heurtée par les désirs comme elle préférait ignorer les stigmates laissées par les guerres. Au fond, ce sont trois personnages blessés, trois fauves fascinants et égarés.
Une nouvelle fois, Nicole Garcia se penche sur les méandres de la mémoire et la complexité de l’identité comme dans le sublime « Un balcon sur la mer ». Nicole Garcia est une des rares à savoir raconter des « histoires simples » qui révèlent subtilement la complexité des « choses de la vie ».
Rarement un film aura aussi bien saisi la force créatrice et ardente des sentiments, les affres de l’illusion amoureuse et de la quête d’absolu. Un film qui sublime les pouvoirs magiques et terribles de l’imaginaire qui portent et dévorent, comme un hommage au cinéma. Un grand film romantique et romanesque comme il y en a désormais si peu. Dans ce rôle incandescent, Marion Cotillard, une fois de plus, est époustouflante, et la caméra délicate et sensuelle de Nicole Garcia a su mieux que nulle autre transcender la beauté âpre de cette femme libre qu’elle incarne, intensément et follement vibrante de vie.
La Barcarolle de juin de Tchaïkovsky et ce plan à la John Ford qui, de la grange où se cache Gabrielle, dans l’ombre, ouvre sur l’horizon, la lumière, l’imaginaire, parmi tant d’autres images, nous accompagnent bien longtemps après le film. Un plan qui ouvre sur un horizon d’espoirs à l’image de ces derniers mots où la pierre, alors, ne symbolise plus un mal mais un avenir rayonnant, accompagné d’ un regard qui, enfin, se pose et se porte au bon endroit. Un très grand film d’amour(s). A voir absolument.
Cliquez sur une des photos ci-dessous (prises lors de la conférence de presse des lauréats lors du dernier Festival de Cannes) pour lire mon avis sur "Moi, Daniel Blake" de Ken Loach dans mon compte rendu du Festival de Cannes 2016.
La vie passera comme un rêve. Les pas perdus. Le Fantôme du Capitaine. Le festival n’aura pas lieu. J’ai vécu dans mes rêves. Et désormais Un homme cruel. Les titres des livres de Gilles Jacob sont de belles promesses d’évasion, des invitations au voyage. Promesses tenues, toujours. Il me tardait d’autant plus de découvrir ce dernier livre que son auteur en parlait avec enthousiasme (l’enthousiasme, voilà d’ailleurs une autre qualité commune à ses ouvrages) et avec d’autant plus d’impatience que l’adjectif cruel n’est pas celui qui lui sied le mieux, moins bien que l'adjectif malicieux en tout cas. Ce titre, forcément en trompe-l’œil donc, qui contrastait avec ceux de ses précédents livres, aiguisait davantage encore ma curiosité.
A propos de son personnage de Lucien Fabas dans son roman Le festival n’aura pas lieu, Gilles Jacob écrivait, « Le bonheur de transmettre s’imposait à lui comme une évidence ». A Gilles Jacob certainement aussi. Comme ce fut le cas dans ses savoureux échanges épistolaires avec Michel Piccoli ( J’ai vécu dans mes rêves, ainsi s'intitulait ce dernier livre, encore une invitation au rêve que je vous recommande d’ailleurs de lire. Et qui raconte déjà la complexité de l’acteur, derrière l’image, d'homme cruel ou de "bizarres" comme Michel Piccoli qualifiait lui-même ses personnages, leur trouvant là une caractéristique commune écrivant qu'il avait "beaucoup joué les bizarres mais pas tellement les voyous"). Ce bonheur de transmettre de Fabas, revenons-y, se retrouve aussi dans Un homme cruel. Un homme qui lui aussi a vécu dans ses rêves. Un destin hors du commun qu’Hollywood n’aurait peut-être même pas osé inventer. Une star. Une vraie. Même si ce substantif est aujourd’hui tellement galvaudé qu’il en perd toute signification. Sessue Hayakawa en était pourtant une...
Sessue Hayakawa. Peut-être comme à moi, ignominieusement comme à moi plutôt, ce nom ne vous dira-t-il rien ? Certainement avez-vous néanmoins vu Forfaiture (celui de 1915, The Cheat, ou son remake d'ailleurs, signé Marcel L'Herbier, en 1937, Sessue Hayakawa y reprenait son rôle) et Le Pont de la rivière Kwaï ? Comment oublier Haka Arakau, riche collectionneur birman surnommé le roi de l'ivoire dans le film de Cecil B. DeMille de 1915 ? Comment oublier le colonel Saïto dans l’adaptation du roman de Pierre Boulle, le film aux 7 Oscars de David Lean ? Un de mes premiers souvenirs de cinéma à la télévision, le 28 mars 1987, comme l'avait scrupuleusement écrit mon père sur ces petites fiches sur lesquelles il notait les titres des films que je voyais dans mon enfance, et la date associée au visionnage, et que j'ai retrouvées, non sans émotion, à cette occasion. Le Pont de la rivière Kwaï était le tout premier de cette très longue liste qui dura des années et remplit une multitude de fiches, immortalisant ces moments de cinéma.
Et, pourtant, celui qui a incarné ces deux personnages inoubliables est, lui, tombé dans l’oubli…
Comment peut-on pourtant oublier ce visage ? Sur la couverture du livre de Gilles Jacob, l’air ombrageux, mystérieux, féroce (ou simplement le masque de la mélancolie ?), résigné peut-être, les traits d’une finesse rare, d’une beauté indéniable et ce titre qui semble trop bien lui convenir pour ne pas dissimuler une autre vérité. « Ses lèvres retroussées lui donnent un air énigmatique, c’est la Joconde au masculin » comme l’écrit si bien Gilles Jacob. Une couverture qui est déjà une invitation. Une nouvelle. Et c’est en effet à un nouveau voyage que nous convie Gilles Jacob. Un voyage à travers une vie aussi romanesque que celles des personnages que Sessue Hayakawa a incarnés. Une vie tumultueuse entre Tokyo, Los Angeles, Monaco et Paris. La vie multiple d’un homme qui de star mondiale et adulée en passant par « agent péril jaune » pour la résistance française termina sa vie comme frère Kintaro, avec les moines bouddhistes. En paix, enfin.
Né au Japon en 1889, parti très jeune pour l'Amérique mais déjà éprouvé par la vie (une tentative avortée de hara-kiri et un accident l’ayant rendu sourd d’une oreille étant déjà passés par là), Sessue Hayakawa devient, dès les années 1910, au temps du muet, la première grande star d'origine asiatique de Hollywood. « Et l’un de ses plus grands séducteurs. Son charisme, son charme, son regard ont fait fondre de nombreuses comédiennes, provoquant auprès de ses admiratrices des scènes d’hystérie. » Ses réceptions fabuleuses dans son château californien firent la une des journaux de l’époque, des réceptions auxquelles le Gatsby de Fitzgerald n’aurait rien eu à envier. "Jusqu’au jour où le racisme anti-japonais provoque la chute de l’idole et une vertigineuse fuite en avant. L’opium, le jeu, les tentatives d'assassinats, les années folles, la résistance pendant la Seconde guerre mondiale, sans oublier le tournage du mythique Pont de la rivière Kwaï, le film aux 7 Oscars"…même si celui du second rôle pour lequel il fut pourtant nommé lui échappa.
L’histoire de Sessue Hayakawa est donc l’histoire vraie d’une star tombée dans l’oubli. Un comédien qui fut aussi renommé que Charlie Chaplin ou Rudolf Valentino (« Sa venue au monde coïncide, à deux mois près, avec celles d’Adolf Hitler et de Charlie Chaplin. Mais comment soupçonner qu’il croiserait l’un et serait ami de l’autre ? », « l’égal en popularité de Chaplin, Douglas Fairbanks et autres William Hart »), "un personnage de légende qui n’occupe plus aujourd’hui que quelques lignes dans les histoires du cinéma". Une vie qui dépasse la fiction. De lui, en 1917, le critique Louis Delluc écrivit: « On ne peut rien en dire : c’est un phénomène ». Au sommet de sa carrière, il enchaîna même « 11 films en 2 ans » !
Le destin de Sessue est absolument passionnant et il l’est d’autant plus que si sa vie est bien sûr unique, singulière, et même exceptionnelle, l’histoire est aussi universelle. L’éternelle histoire de la versatilité du public et du succès, de la gloire éblouissante et de l’oubli assassin. Finalement un peu aussi la métaphore de notre époque qui, plus violemment qu'aucune autre, encense et glorifie aussi vite et bien qu’elle dévore, déshonore, détruit et oublie. Course insatiable et carnassière contre le temps et l’oubli voraces. Et qui mieux que Gilles Jacob, qui fut à la tête du Festival de Cannes de 1978 à 2014 (et qui est toujours président de la Cinéfondation) pouvait nous raconter cette histoire avec lucidité, malice et bienveillance, lui qui, du haut de ses marches, et mieux que nul autre, surtout depuis qu’il ne les surplombe plus, a certainement constaté et observé la versatilité des amitiés, la veulerie des opportunistes, l’injustice du succès parfois, la duplicité et la force enjoliveuse ou destructrice de l’image et bien sûr l’univers, fascinant et lunatique, du cinéma ?
Sessue « obsédé par son propre reflet » n’avait rien de cruel, contrairement au(x) personnage(s) qu’il a incarné(s) ( « il a atteint son apogée dès ses débuts grâce à un rôle génial, inquiétant, cruel.»). Ou du moins rien de plus que la plupart d'entre nous. C’est d’ailleurs aussi l’histoire de sa vie. Celle d’un homme entre deux identités. Enfermé dans une image, une apparence : « Je me rends compte que j’étais devenu un homme d’affaires américain, au lieu de l’artiste japonais que j’ai toujours rêvé d’être. », « Ses films ont fait de lui un traitre à la patrie. En interprétant des individus lâches, dépravés, il a donné de son pays une image déshonorante. », « Il est trop occidentalisé pour les Japonais et trop moralisateur pour les Américains. » , « Durant toute sa vie, Sessue s’est senti japonais aux Etats-Unis et américain au Japon. »
C’est bien sûr cette dichotomie entre son être et l’image qui est passionnante mais aussi le portrait de l’être plus sensible, avec sa femme, Tsuru Aoki. « Un homme cruel » nous raconte aussi une passionnante histoire d’amour qui a surmonté le temps et la distance et le succès et les infidélités, et une autre, impossible, chacune révélant une autre facette du personnage. Gilles Jacob décrit magnifiquement les tourments de l'âme et du cœur, une autre histoire dans l'Histoire. C’est aussi un trépidant voyage dans l’Histoire du 20ème siècle qui nous fait croiser ses figures illustres : Claudel, Stroheim, et tant d’autres. Mais aussi les drames du 20ème siècle entre séisme meurtrier, racisme, guerre ( « Sessue hait le racisme, la chasse aux migrants et aux réfugiés. » ) là aussi tristement intemporels.
Aussi photographe, Gilles Jacob, avec son regard décidément malicieux et aiguisé, a le don en quelques mots de brosser un portrait, de décrire une scène et de la rendre terriblement vivante (celle du séisme notamment qui m’a donné la sensation de cheminer au milieu des décombres)ou de transcrire la mélancolie. Et je n’ai plus lâché ce livre de sa première à sa dernière ligne pour laisser à regrets Sessue sous le charme duquel l’écriture incisive de Gilles Jacob nous fait une fois de plus tomber. Le cœur en vrac après les dernières lignes d' Un homme cruel qui résonnent en écho avec "ce quelque chose plus fort que la mélancolie" dont il parlait dans le livre avec Michel Piccoli mais aussi en écho avec le chapitre « Vieillir » dans Le festival n’aura pas lieu, un chapitre sur le temps ravageur, destructeur, impitoyable qui emporte tout, nous rappelant aux ultimes instants ou trop tard, l’essentiel. Nous rappelant aussi la célèbre phrase de Mme de Staël en exergue du roman « La gloire, le deuil éclatant du bonheur. »
Un palpitant périple mais surtout le roman passionnant d’une vie passionnée qui mérite d’être à nouveau sous les feux des projecteurs même si je regrette que ceux des médias ne se braquent pas davantage sur ce livre, comme si par une tragique ironie, ils confirmaient là cyniquement et sinistrement la réflexion sur la gloire et l’oubli à laquelle le livre nous invite, incarnant à eux tous l’homme cruel que le titre désigne malicieusement… Avides de tonitruances, de scandales, de simplification plutôt que de l'élégance, rare, et de la complexité que l'auteur et son sujet incarnent. Grâce à Gilles Jacob, pourtant, et ce n'est pas rien, Sessue Hayakawa, rentre à nouveau dans la légende par laquelle il n'aurait jamais dû être englouti. Et le lecteur, à n'en pas douter, jamais non plus n'oubliera le nom, et ses belles assonances et allitérations (tout un poème...) ni le vrai visage de celui qui se dissimulait derrière le personnage d'homme cruel. Sessue Hayakawa...
Il y a des films, rares, qui possèdent ce supplément d’âme, qui exhalent cette magie indescriptible (la vie, au fond, cette « vitalité » que François Trufffaut évoquait à propos des films de Claude Sautet) qui vous touchent en plein cœur, qui vous submergent d’émotion(s). Au-delà de la raison. Oui, c’est cela : un tourbillon d’émotions dévastatrices qui emportent notre raison avec elles. Comme un coup de foudre…Un coup de foudre cinématographique est ainsi comme un coup de foudre amoureux. Il anesthésie notre raison, il emporte notre rationalité, nous transporte, nous éblouit, et nous procure une furieuse envie d’étreindre le présent et la vie.
Voilà ce que j’écrivais il y a deux ans à propos de Mommy en sortant de sa projection cannoise, film pour lequel Xavier Dolan avec obtenu le Prix du Jury du Festival de Cannes 2014. Voilà ce que je pourrais tout aussi bien écrire à propos Juste la fin du monde qui a reçu le Grand Prix du Festival de Cannes 2016 -dont vous pouvez lire mon premier bilan en cliquant ici- (mais aussi le prix du jury œcuménique dont le but est de récompenser des films « aux qualités humaines qui touchent à la dimension spirituelle »). « Cette récompense est inattendue et extrêmement appréciée » a ainsi déclaré Xavier Dolan à propos de son Grand Prix lors de la conférence de presse des lauréats après la clôture du festival.
Conférence de presse des lauréats du 69ème Festival de Cannes
Juste la fin du monde est déjà le sixième film du jeune cinéaste québécois et marque déjà sa cinquième sélection cannoise : après J’ai tué ma mère, son premier film, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs en 2009, après Les Amours imaginaires dans la sélection Un Certain Regard en 2010 puis en 2012 dans cette même sélection avec Laurence Anyways avant ses sélections en compétition officielle, en 2014 pour Mommy et en 2016 pour Juste la fin du monde (avant lequel il avait aussi sorti Tom à la ferme).
Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, le film se déroule sur une après-midi. Un jeune auteur, Louis (incarné par Gaspard Ulliel), après 12 ans d’absence, retrouve sa famille pour lui annoncer sa mort prochaine. Il y a là sa mère (Nathalie Baye), son frère aîné (Vincent Cassel), sa petite soeur (Léa Seydoux) et sa belle-sœur qu’il rencontre pour la première fois (Marion Cotillard).
Dès les premiers plans, dans cet avion qui emmène Louis vers sa famille et dès les premières notes et la chanson de Camille (dont le titre résonne comme un poignant avertissement, Home is where it hurts), une fois de plus, Dolan m’a embarquée dans son univers si singulier, m’a happée même, m’a enfermée dans son cadre. Comment ne pas l’être quand à la force des images et de la musique s’ajoute celle des mots, avec la voix de Louis qui, off, nous annonce son funeste programme : « leur annoncer ma mort prochaine et irrémédiable. En être l’unique messager. […] Me donner, et donner aux autres, une dernière fois, l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître. » Tout ce qu’il ne parviendra jamais à dire, une annonce qui place les 1H35 qui suivent sous le sceau de la fatalité, et nous mettent dans la situation rageuse et bouleversante de témoin impuissant.
J’ai eu la sensation de retenir mon souffle pendant 1H35, un souffle suspendu aux mots de Louis et de sa famille, et plus encore à leur silence, et de ne recommencer à respirer que bien après cette fin et ce dernier plan, sans aucun doute le plus beau de ce 69ème Festival de Cannes.
Louis est un auteur, un homme des mots et pourtant, ici, ses mots sont vains. Ils ne servent qu’à cacher, qu’à taire ce que les silences semblent crier avec éloquence. Sur le chemin qui mène Louis vers sa famille, une pancarte entrevue sur le côté de la route interroge « Besoin de parler ? ». Oui, certainement, mais comment quand les logorrhées des uns et des autres l’en empêchent, quand sa famille ne sait communiquer que dans l’ironie, la colère ou l’invective ?
Certains, peut-être, diront qu’il ne se passe rien. Sans doute n’auront-ils rien vu de tout ce que sous-entendent les regards, les silences, les excès, les cris, le bruit et la fureur. C’est pourtant hitchcockien. Un regard, un souffle, un mot de travers, un silence paralysant et tout semble pouvoir basculer dans l’irréversible. Le spectateur est à l’affut du moindre souffle, du moindre murmure, du moindre frémissement. Le MacGuffin, ce sont ces mots prononcés dans l’avion à l’attention du spectateur et qui attendent d’être délivrés et de s’abattre. Menace constante. « Le plus prenant c’est la nervosité et la prolixité de tous les personnages qui expriment des choses profondément superficielles, nerveuses, inutiles sauf ce qu’ils devinent être la raison de la venue de Louis » a ainsi expliqué Xavier Dolan lors de la conférence de presse des lauréats du festival.
Sa caméra, par les gros plans dont est majoritairement composé le film, entoure, enserre, emprisonne, englobe les visages, au plus près de l’émotion, pour capter le mensonge, le non dit, pour débusquer ce qui se cache derrière le masque, derrière l’hystérie. Elle les asphyxie, isole Louis dans sa solitude accablante, absolue, les met à nu, les déshabille de ces mots vains, déversés, criés qui ne sont là que pour empêcher l’essentiel d’être dit. Comme un écho au format 1:1 qui, dans Mommy, par ce procédé et ce quadrilatère, mettait au centre le visage -et donc le personnage-, procédé ingénieux, qui décuplait notre attention. Dans Les Amours imaginaires, la caméra de Xavier Dolan était aussi au plus près des visages, ignorant le plus souvent le cadre spatial à l’image de cet amour obsédant qui rendait les personnages aveugles au monde qui les entourait. La mise en scène non seulement y épousait déjà le propos du film mais devenait un élément scénaristique : puisque les protagonistes s’y « faisaient des films » (l’un se prenant pour James Dean, l’autre pour Audrey Hepburn), et étaient enivrés par leur fantasmagorie amoureuse, par ce destructeur et grisant vertige de l’idéalisation amoureuse, le film en devenait lui-même un vertige fantasmatique.
Mais revenons à Juste la fin du monde. Que de douleur, de beauté, de significations dans les silences comme lors de cette scène, sublime, quand Louis prend sa mère dans les bras, qu’il s’y blottit, et qu’une petite parcelle de lumière caresse son visage en grande partie dans la pénombre, et que la musique sublime l’instant, qu’il regarde le vent qui s’engouffre dans les rideaux comme un appel de la vie qui s’enfuit. Que de choses la sensible Catherine dit-elle aussi dans ses silences, dans son flot de phrases absconses, dans ses hésitations, dans ses répétitions, elle qui semble dès le début savoir, et implorer une aide, elle que tout le monde semble mépriser et qui a compris ce que tous ignorent ou veulent ignorer ? Marion Cotillard, dans un rôle radicalement différent de celui de cette femme sauvagement vivante, enfiévrée, en quête d’absolu, qu’elle incarne dans le film de Nicole Garcia Mal de pierres (également en compétition officielle de ce Festival de Cannes 2016), est une nouvelle fois parfaite et semble converser dans ses silences. « Sa parole était presque un silence sonore » a-t-elle dit lors de la conférence de presse, à propos de Catherine, son personnage, choisissant ses mots avec soin pour évoquer son rôle, toujours justes et d’une étonnante précision. "L'essentiel est que les gens entendent le murmure de la souffrance de chacun des personnages" a ainsi déclaré Xavier Dolan en conférence de presse. C’est indéniablement réussi. Cette souffrance étouffée tranche chacun des silences.
Nathalie Baye, comme dans Laurence Anyways incarne la mère, ici volubile, outrancièrement maquillée, comme pour mieux maquiller, masquer, cette vérité qu’il ne faut surtout pas laisser éclater. « Dans ces imperfections, j’ai vu l’occasion de travailler avec des acteurs que j’admire pour leur demander d’exprimer ces imperfections humaines », a ainsi expliqué Xavier Dolan en conférence de presse. Gaspard Ulliel, remarquable dans le rôle du « roi » Louis, quant à lui, apporte au personnage une infinie douceur, et dans la lenteur de chacun de ses gestes, dans la tendresse mélancolique de chacun de ses regards et dans chacun de ses silences semble crier sa détresse indicible.
Le langage est d’ailleurs au centre du cinéma de Xavier Dolan. Suzanne Clément, dans Mommy, mal à l’aise avec elle-même, bégayait, reprenant vie au contact de Diane et de son fils, comme elle, blessé par la vie, et communiquant difficilement, par des excès de violence et de langage, déjà. Et dans Laurence Anyways, Laurence faisait aussi de la parole et de l’énonciation de la vérité une question de vie ou de mort : « Il faut que je te parle sinon je vais mourir » disait-il ainsi.
Placé sous le sceau de la mort et de la fatalité, Juste la fin du monde n’en est pas moins parsemé de scènes étincelantes. Ainsi, quand Louis s’évade dans le passé, tout s’éclaire et rend le présent encore plus douloureux. La musique, de Gabriel Yared, somptueuse, apporte une note romanesque à l’ensemble, et des musiques judicieusement choisies et placées, souvent diégétiques, constituent des entractes musicaux et des échappées belles et lumineuses, presque oniriques, qui nous permettent de respirer comme cette chorégraphie de la mère et de la sœur de Louis sur un tube d’O-Zone ou lors de réminiscences d’un amour passé sublimé par le souvenir.
Une fois de plus Xavier Dolan nous envoûte, électrise, bouleverse, déroute. Sans doute le film le plus intense de ce Festival de Cannes 2016, mais aussi le plus intense de Xavier Dolan, dans lequel chaque seconde, chaque mot ou plus encore chaque silence semblent vitaux ou meurtriers. J’en suis ressortie épuisée, éblouie, en larmes, après une fin en forme de valse de l’Enfer qui nous embrasse dans son vertige étourdissant et éblouissant, un paroxysme sans retour possible. Comme une apothéose : une fin du monde. Comme le bouquet final d’une démonstration implacable sur la violence criminelle de l’incommunicabilité. Tellement symptomatique d’une société qui communique tant et finalement si mal, incapable de dire et d’entendre l’essentiel ( ce qu’avait aussi si bien exprimé un film primé du prix de la mise en scène à Cannes, en 2006, Babel).
Xavier Dolan se fiche des modes, du politiquement correct, de la mesure, de la tiédeur et c’est ce qui rend ses films si singuliers, attachants, bouillonnants de vie, lyriques et intenses. Que, surtout, il continue à filmer les personnages en proie à des souffrances et des passions indicibles, qu'il continue à les filmer ces passions (et à les soulever), à préférer leur folie à « la sagesse de l’indifférence », c’est si rare... Surtout qu’il continue à laisser libre cours à sa fougue contagieuse, à son talent éclatant et iconoclaste, à nous emporter, nous happer dans son univers, et à nous terrasser d’émotions dans ses films et sur scène, comme lors de son discours de clôture, grand et beau moment qui a marqué la fin de ce 69ème Festival de Cannes :
« L’émotion ce n’est pas toujours facile, il n’est pas toujours facile de partager ses émotions avec les autres. La violence sort parfois comme un cri. Ou comme un regard qui tue ». « J’ai tenté au mieux de raconter les histoires et les émotions de personnages parfois méchants ou criards mais surtout blessés et qui vivent comme tant d’entre nous dans le manque de confiance dans l’incertitude d’être aimé. Tout ce qu’on fait dans la vie on le fait pour être aimé, pour être accepté. » […] « Plus je grandis plus je réalise qu’il est difficile d’être compris et paradoxalement plus je grandis et plus je me comprends et sais moi-même qui je suis. Votre témoignage, votre compréhension me laissent croire qu’il faut faire des films qui nous ressemblent, sans compromis, sans céder à a facilité, même si l’émotion est une aventure qui voyage parfois mal jusqu’aux autres, elle finit toujours par arriver à destination. J’étais ici il y a deux ans et je vivais un événement déterminant dans ma vie et en voici un autre qui changera encore mon existence. La bataille continue. Je tournerai des films toute ma vie qui seront aimés ou non et comme disait Anatole France, je préfère la folie des passions à la sagesse de l’indifférence. »
Le film sortira en salles le 21 septembre 2016. Sans aucun doute y retournerai-je pour, à nouveau, être étourdie d’émotions par ce film palpitant. Merci Xavier Dolan et surtout continuez à oser, à délaisser la demi-mesure, la frilosité ou la tiédeur, à vous concentrer sur ceux qui voient ce que dissimulent le masque, la fantasmagorie, l’excès, la flamboyance et à ignorer ceux que cela aveugle et indiffère… et, surtout, continuez à nous foudroyer de vos coups que vous nous portez au cœur. En plein cœur.
Remarque : le film a été produit par Nancy Grant à qui on doit notamment la production de Mommy mais aussi du très beau Félix et Meirade Maxime Giroux.
Surtout et avant tout, des pensées pour les victimes et leurs familles, celles d'hier et celles des précédents attentats. Pensons à elles, aux témoins de cette horreur indicible aussi, et pas seulement aujourd'hui ou demain...
L’an passé, grâce à Nespresso, j’avais déjà eu le grand plaisir de vivre une formidable journée très « gastronomique » au Festival de Cannes 2015, un très agréable intermède au milieu des mes 12 jours de projections cannoises.
Pour la 3ème année consécutive, à l’occasion de ce Festival de Cannes 2016, Nespresso célébrait à nouveau les liens étroits entre cinéma et gastronomie en invitant trois chefs prestigieux à choisir chacun un film qui a marqué l’histoire du Festival et à le réinterpréter autour d’un menu d’exception. Chacun des chefs devenait alors le réalisateur d’un dîner pour quelque 70 convives autour d’une mise en scène en 5 plats et d’un décor original rappelant l’univers du film qui l’avait inspiré.
Dans mon cas, ce fut Les 400 coups de Truffaut l’an passé avec la cuisine du chef de Florent Ladeyn et cette année Le Guépard de Visconti avec la cuisine de Jean-François Piège. J’étais donc doublement chanceuse cette année puisque je pouvais dîner sur le thème d’un de mes films préférés (dont je parle même dans mon roman L’amor dans l’âme qui vient d’être publié aux Editions du 38, ici) et goûter la cuisine d’un chef réputé que je souhaitais tester depuis longtemps.
Photo ci-dessus: mise en abyme d’une histoire de mise en abyme…
Les 3 chefs se succédaient ainsi:Armand Arnal (La Chassagnette, Arles – 1 * Michelin) a fait son cinéma inspiré par Undergound d’Emir Kusturica (Palme d’Or 1995); Jean-François Piège (Le Grand Restaurant, Paris – 2 * Michelin) a fait son cinéma inspiré parLe Guépard de Luchino Visconti (Palme d’Or 1963); Cédric Béchade (L’Auberge Basque, St Pée sur Nivelle – 1 * Michelin) a fait son cinéma inspiré par The Artistde Michel Hazanavicius (Prix d’Interprétation masculine pour Jean Dujardin 2011).
Cette année encore, la plage Nespresso était le lieu incontournable pour les professionnels du cinéma à la fois au cœur de l’agitation du festival et à l’abri de celle-ci. Un véritable havre de quiétude au cœur de Cannes avec une vue idyllique sur la Croisette.
Nespresso est aussi partenaire de la Semaine de la Critique, ce qui fut l’occasion pour moi de voir les courts-métrages de la clôture (réalisés par les actrices Sandrine Kiberlain, Chloé Sévigny et Laetitia Casta) et d’interviewer son passionnant et affable délégué général Charles Tesson qui nous a expliqué la genèse de la Semaine de la Critique avant d’évoquer cette édition 2016.
La plage Nespresso est aussi le lieu phare pour les interviews et rencontres professionnelles. Ce fut donc en toute logique le lieu de la remise des Nespresso Talents 2016 ( un concours qui invitait les jeunes cinéastes du monde entier à réaliser un court-métrage de 3 minutes filmé au format vertical, sur le thème Explore Your Extraordinary.), l’occasion notamment d’entendre l’élégant et talentueux Tomer Sisley donner une instructive leçon de cinéma, dans un anglais irréprochable.
Je reviendrai en détails sur ces films et sur cette interview de Charles Tesson sur mes blogs cinéma mais, en attendant, attardons-nous sur ce dîner hors du temps dans un décor inspiré du chef-d’œuvre de Visconti: candélabres, dorures, tableaux… nous rappelant les fastes de la bourgeoisie italienne dont le Guépard conte la déliquescence. Me revenait alors en mémoire, comme une mélopée obsédante cette célèbre citation empruntée au livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa:
Nous fûmes les Guépards, les Lions ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes… Et tous, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre.
Un peu plus et je voyais Tancrède et Angelica débarquer à notre table. Une douce parenthèse au milieu de mes 12 journées festivalières bien chargées dont vous pouvez retrouver mon compte rendu cinématographique, en cliquant ici.
J’ai eu le plaisir de partager ce dîner notamment avec de très sympathiques instagramers et une partie de la joyeuse équipe de l’agence 14 septembre (que je remercie d’ailleurs à nouveau au passage pour ce moment hors du temps, qui nous a presque permis de traverser l’écran). Le menu célébrait ainsi la cuisine italienne et en revisitait les classiques: la pizza, les carbonaras réalisées avec … des calamars. J’avoue que le résultat était bluffant, non seulement le visuel mais aussi le goût évoquaient ainsi le célèbre plat italien.
Le chef a même réussi l’exploit non seulement de me faire aimer le céleri mais aussi de me permettre de me régaler avec! L’amoureux du cinéma que semble aussi être Jean-François Piège (Son « grand restaurant » tire son nom du et truculent film de Jacques Besnard avec De Funès et Blier) nous a ainsi servi un dîner plein d’émotions, de saveurs à la fois différentes et qui se mariaient parfaitement, lesquelles saveurs nous ont permis de réaliser un palpitant voyage immobile. Merci à lui aussi pour son talent, sa bonhomie et sa disponibilité.
Je vous laisse découvrir les photos des plats qui s’apparentaient à de véritables tableaux.
Toutes les photos sont issues de mon compte Instagram: @sandra_meziere.
Critique – « Le Guépard » de Luchino Visconti
Quand la réalité rejoint le cinéma (article publié suite à la projection exceptionnelle du « Guépard » en version restaurée dans le cadre de Cannes Classics du Festival de Cannes 2010)
Parmi mes très nombreux souvenirs du Festival de Cannes, celui de ce soir restera sans aucun doute un des plus émouvants et inoubliables. Ce soir, dans le cadre de Cannes Classics était en effet projetée la version restaurée du chef d’œuvre de Luchino Visconti « Le Guépard », palme d’or du Festival 1963. Un des films à l’origine de ma passion pour le cinéma avec l’acteur que j’admire le plus (et tant pis pour ceux qu’il horripile… qu’ils me trouvent juste un seul acteur ayant tourné autant de chefs d’œuvre de « Rocco et ses frères » à « Monsieur Klein » en passant par « Le Cercle rouge » , « La Piscine » et tant d’autres…).
Alors que nous étions très peu nombreux dans la file presse et que, en face, dans la file Cannes cinéphiles on se bousculait tout le monde a finalement pu entrer. J’avais une place de choix puisque juste à côté de moi figurait un siège sur lequel était écrit Martin Scorsese et devant Alain Delon et Claudia Cardinale! Tandis que les premiers invités commençaient à arriver (Benicio Del Toro, Kate Beckinsale, Aishwarya Rai puis Salma Hayek, Juliette Binoche…), la fébrilité était de plus en plus palpable dans la salle. Avec son humour et son enthousiasme légendaires, Thierry Frémaux est venu prévenir que Martin Scorsese était retenu dans les embouteillages en ajoutant qu’Alain Delon avait tenu à préciser que lui n’était pas en retard.
Puis Martin Scorsese est enfin sorti des embouteillages pour monter sur scène ( réalisateur du plus grand film de cette année « Shutter island », à voir absolument) pour parler de ce film si important pour lui. Puis ce fut au tour d’Alain Delon et Claudia Cardinale de monter sur scène. Tous deux émus, Alain Delon aussi nostalgique que Claudia Cardinale semblait enjouée. Puis, ils se sont installés, juste devant moi et le film, ce film que j’ai vu tant de fois a commencé.
Quelle étrange sensation de le découvrir enfin sur grand écran, tout en voyant ses acteurs au premier plan, juste devant moi, en chair et en os. Aussi fascinant et somptueux soit « Le Guépard » (et ce soir il m’a à nouveau et plus que jamais éblouie) mon regard ne pouvait s’empêcher de dévier vers Delon et Cardinale. Instant irréel où l’image de la réalité se superposait à celle de l’écran. Je ne pouvais m’empêcher d’essayer d’imaginer leurs pensées. Claudia Cardinale qui semblait littéralement transportée (mais avec gaieté) dans le film, tapant des mains, se tournant vers Alain Delon, lorsque des scènes, sans doute, lui rappelait des souvenirs particuliers, riant aussi souvent, son rire se superposant même sur la célèbre cavalcade de celui d’Angelica dans la scène du dîner. Et Alain Delon, qui regardait l’écran avec tant de solennité, de nostalgie, de tristesse peut-être comme ailleurs, dans le passé, comme s’il voyait une ombre du passé ressurgie en pleine lumière, pensant, probablement, comme il le dit souvent, à ceux qui ont disparu : Reggiani, Lancaster, Visconti….
Delon et Cardnale plus humains sans doute que ces êtres d’une beauté irréelle sur l’écran et qu’ils ont incarnés mais aussi beaux et touchants. D’autant plus troublant que la scène de la réalité semblait faire étrangement écho à celle du film qui raconte la déliquescence d’un monde, la nostalgie d’une époque. Comme si Delon était devenu le Prince Salina (incarné par Lancaster dans le film) qui regarde avec mélancolie une époque disparaître. J’avais l’impression de ressentir leur émotions, ce qui, ajouté, à celle que me procure immanquablement ce film, a fait de cet instant un moment magique de vie et de cinéma entremêlés, bouleversant.
Je n’ai pas vu passer les trois heures que dure le film dont la beauté, la modernité, la richesse, la complexité mais aussi la vitalité, l’humour (c’était étonnant d’entendre ainsi la salle rire) me sont apparus plus que jamais éclatants et surtout inégalés. 47 ans après, quel film a pu rivaliser ? Quel film contient des plans séquences aussi voluptueux ? Des plans aussi somptueux ? On comprend aisément pourquoi le jury lui a attribué la palme d’or à l’unanimité !
Hypnotisée par ces images confuses de réalité et de cinéma superposées, de splendeur visuelle, de mélancolie, de nostalgie, je suis repartie avec dans ma poche la lettre destinée à Alain Delon parlant du scénario que j’aimerais lui soumettre, mais sans regrets : il aurait été maladroit, voire indécent de lui donner à cet instant si intense, particulier. Et encore maintenant il me semble entendre la valse qui a sublimé Angelica et Tancrède, et d’en ressentir toute la somptuosité nostalgique… Cette phrase prononcée par Burt Lancaster dans « Le Guépard » pourrait ainsi peut-être être désormais prononcée par ceux qui ont joué à ses côtés, il y a 47 ans déjà : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».
En 1860, en Sicile, tandis que Garibaldi et ses chemises rouges débarquent pour renverser la monarchie des Bourbons de Naples et l’ancien régime, le prince Don Fabrizio Salina (Burt Lancaster) ainsi que sa famille et son confesseur le Père Pirrone (Romolo Valli), quitte ses domaines pour son palais urbain de Donnafigata, tandis que son neveu Tancrède rejoint les troupes de Garibaldi. Tancrède s’éprend d’Angelica, (Claudia Cardinale), la fille du riche maire libéral de Donnafugata : Don Calogero. Le Prince Salina s’arrange pour qu’ils puissent se marier. Après l’annexion de la Sicile au royaume d’Italie, Tancrède qui s’était engagé aux côtés des Garibaldiens les abandonne pour rejoindre l’armée régulière…
Les premiers plans nous montrent une allée qui mène à une demeure, belle et triste à la fois. Les allées du pouvoir. Un pouvoir beau et triste, lui aussi. Triste car sur le déclin, celui de l’aristocratie que symbolise le Prince Salina. Beau car fascinant comme l’est le prince Salina et l’aristocratie digne qu’il représente. Ce plan fait écho à celui de la fin : le prince Salina avance seul, de dos, dans des ruelles sombres et menaçantes puis il s’y engouffre comme s’il entrait dans son propre tombeau. Ces deux plans pourraient résumer l’histoire, l’Histoire, celles d’un monde qui se meurt. Les plans suivants nous emmènent à l’intérieur du domaine, nous offrant une vision spectrale et non moins sublime de cette famille. Seuls des rideaux blancs dans lesquels le vent s’engouffre apportent une respiration, une clarté dans cet univers somptueusement sombre. Ce vent de nouveauté annonce l’arrivée de Tancrède, Tancrède qui apparaît dans le miroir dans lequel Salina se mire. Son nouveau visage. Le nouveau visage du pouvoir. Le film est à peine commencé et déjà son image est vouée à disparaître. Déjà la fin est annoncée. Le renouveau aussi.
Fidèle adaptation d’un roman écrit en 1957 par Tomasi di Lampedusa, Le Guépard témoigne d’une époque représentée par cette famille aristocrate pendant le Risorgimento, « Résurrection » qui désigne le mouvement nationaliste idéologique et politique qui aboutit à la formation de l’unité nationale entre 1859 et 1870. Le Guépard est avant tout l’histoire du déclin de l’aristocratie et de l’avènement de la bourgeoisie, sous le regard et la présence félins, impétueux, dominateurs du Guépard, le prince Salina. Face à lui, Tancrède est un être audacieux, vorace, cynique, l’image de cette nouvelle ère qui s’annonce.
La scène du fastueux bal qui occupe un tiers du film est aussi la plus célèbre, la plus significative, la plus fascinante. Elle marque d’abord par sa magnificence et sa somptuosité : somptuosité des décors, soin du détail du Maestro Visconti qui tourna cette scène en huit nuits parmi 300 figurants. Magnificence du couple formé par Tancrède et Angelica, impériale et rayonnante dans sa robe blanche. Rayonnement du couple qu’elle forme en dansant avec Salina, aussi. La fin du monde de Salina est proche mais le temps de cette valse, dans ce décor somptueux, le temps se fige. Ils nous font penser à cette réplique de Salina à propos de la Sicile : « cette ombre venait de cette lumière ». Tancrède regarde avec admiration, jalousie presque, ce couple qui représente pourtant la déchéance de l’aristocratie et l’avènement de la bourgeoisie. Un suicide de l’aristocratie même puisque c’est Salina qui scelle l’union de Tancrède et Angelica, la fille du maire libéral, un mariage d’amour mais aussi et avant tout de raison entre deux univers, entre l’aristocratie et la bourgeoisie. Ces deux mondes se rencontrent et s’épousent donc aussi le temps de la valse d’Angelica et Salina. Là, dans le tumulte des passions, un monde disparaît et un autre naît. Ce bal est donc aussi remarquable par ce qu’il symbolise : Tancrède, autrefois révolutionnaire, se rallie à la prudence des nouveaux bourgeois tandis que Salina, est dans une pièce à côté, face à sa solitude, songeur, devant un tableau de Greuze, la Mort du juste, faisant « la cour à la mort » comme lui dira ensuite magnifiquement Tancrède.
Angelica, Tancrède et Salina se retrouvent ensuite dans cette même pièce face à ce tableau morbide alors qu’à côté se fait entendre la musique joyeuse et presque insultante du bal. L’aristocratie vit ses derniers feux mais déjà la fête bat son plein. Devant les regards attristés et admiratifs de Tancrède et Angelica, Salina s’interroge sur sa propre mort. Cette scène est pour moi une des plus intenses de ce film qui en comptent pourtant tant qui pourraient rivaliser avec elle. Les regards lourds de signification qui s’échangent entre eux trois, la sueur qui perle sur les trois visages, ce mouchoir qu’ils s’échangent pour s’éponger en font une scène d’une profonde cruauté et sensualité où entre deux regards et deux silences, devant ce tableau terriblement prémonitoire de la mort d’un monde et d’un homme, illuminé par deux bougies que Salina a lui-même allumées comme s’il admirait, appelait, attendait sa propre mort, devant ces deux êtres resplendissants de jeunesse, de gaieté, de vigueur, devant Salina las mais toujours aussi majestueux, plus que jamais peut-être, rien n’est dit et tout est compris.
Les décors minutieusement reconstitués d’ une beauté visuelle sidérante, la sublime photo de Giuseppe Rotunno, font de ce Guépard une véritable fresque tragique, une composition sur la décomposition d’un monde, dont chaque plan se regarde comme un tableau, un film mythique à la réputation duquel ses voluptueux plans séquences (notamment la scène du dîner pendant laquelle résonne le rire interminable et strident d’Angelica comme une insulte à l’aristocratie décadente, au cour duquel se superposent des propos, parfois à peine audibles, faussement anodins, d’autres vulgaires, une scène autour de laquelle la caméra virevolte avec virtuosité, qui, comme celle du bal, symbolise la fin d’une époque), son admirable travail sur le son donc, son travail sur les couleurs (la séquence dans l’Eglise où les personnages sont auréolés d’une significative lumière grise et poussiéreuse ) ses personnages stendhaliens, ses seconds rôles judicieusement choisis (notamment Serge Reggiani en chasseur et organiste), le charisme de ses trois interprètes principaux, la noblesse féline de Burt Lancaster, la majesté du couple Delon-Cardinale, la volubilité, la gaieté et le cynisme de Tancrède formidablement interprété par Alain Delon, la grâce de Claudia Cardinale, la musique lyrique, mélancolique et ensorcelante de Nino Rota ont également contribué à faire de cette fresque romantique, engagée, moderne, un chef d’œuvre du septième Art. Le Guépard a ainsi obtenu la Palme d’or 1963… à l’unanimité.
La lenteur envoûtante dont est empreinte le film métaphorise la déliquescence du monde qu’il dépeint. Certains assimileront à de l’ennui ce qui est au contraire une magistrale immersion dont on peinera ensuite à émerger hypnotisés par l’âpreté lumineuse de la campagne sicilienne, par l’écho du pesant silence, par la beauté et la splendeur stupéfiantes de chaque plan. Par cette symphonie visuelle cruelle, nostalgique et sensuelle l’admirateur de Proust qu’était Visconti nous invite à l’introspection et à la recherche du temps perdu.
La personnalité du Prince Salina devait beaucoup à celle de Visconti, lui aussi aristocrate, qui songea même à l’interpréter lui-même, lui que cette aristocratie révulsait et fascinait à la fois et qui, comme Salina, aurait pu dire : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».
Que vous fassiez partie des guépards, lion, chacals ou brebis, ce film est un éblouissement inégalé par lequel je vous engage vivement à vous laisser hypnotiser…
J’ai vu ce film (sorti en salles le 22 juin 2016) il y a une dizaine de jours après l’avoir manqué lors du dernier Festival de Cannes dans le cadre duquel il était présenté en avant-première et en séance spéciale. Cette critique ne sera donc pas aussi précise que le film l’aurait mérité mais basée sur les impressions et émotions que ce film m’a laissées. Et quelles impressions ! Et quelles émotions ! De la colère d’abord : parler de Camping (contre lequel je n’ai rien de particulier mais qui a monopolisé l’antenne comme si c’était le seul film actuellement à l’affiche), c’est vendeur sans doute mais pourquoi a-t-on si peu entendu parler de ce premier long-métrage, si fort, si brillant et si singulier et qui a sans aucun doute beaucoup plus besoin de visibilité ? De l’enthousiasme et de l’admiration ensuite : pour l’inventivité, l’audace, la maturité, l’univers de Grégoire Leprince-Ringuet qui signe ici son premier long-métrage en tant que metteur en scène et qui, je l’espère, en réalisera ensuite beaucoup d’autres.
Ondine (Amandine Truffy) et Paul (Grégoire Leprince-Ringuet) se sont aimés. Quand elle le quitte, il jure qu'il n'aimera plus. Pour se le prouver, il poursuit la belle Camille, qu'il compte séduire et délaisser. Mais Camille (Pauline Caupenne) envoûte Paul qu'elle désire pour elle seule. Et tandis qu'il succombe au charme de Camille, Paul affronte le souvenir de son amour passé.
Seuls les prénoms des personnages, à la lecture du pitch officiel, auraient peut-être pu me donner un indice sur le caractère poétique de ce film mais ayant préféré, comme souvent, en savoir le moins possible avant de le voir en salles, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que les dialogues étaient (brillamment) écrits en vers. J’ai d’abord cru que le réalisateur avait utilisé les vers d’auteurs célèbres (les références et les influences surtout, revendiquées, sont multiples : Grégoire Leprince-Ringuet revendique ainsi l'influence de Paul Valéry, Baudelaire, Racine, Corneille, Molière, Aragon et Supervielle) mais ma surprise fut d’autant plus grande et agréable en découvrant que le jeune cinéaste en était l’auteur et le seul auteur du scénario.
Ce dernier s'est ainsi basé sur ses propres poèmes pour écrire le scénario de son film. Voilà qui nous charme d’emblée comme Paul l’est par les deux femmes entre lesquelles son cœur balance. Certains dialogues débutent en prose pour s’achever en vers ou inversement si bien que ce qui aurait pu sembler incongru paraît naturel. La beauté de la langue française en est sublimée et magnifie les échanges entre les personnages. Au lieu d’en faire un film empesé ou suranné, cela démontre au contraire toute la modernité de la poésie, sa force, sa volupté, sa richesse aussi. La caméra, loin d’être statique, virevolte souvent autour des personnages, vibrant de concert avec leur fougue. Les mots s’enchaînent et nous hypnotisent comme une mélopée enchanteresse et magnétique. Et le sortilège par lequel Camille envoûte Paul agit aussi sur le spectateur…
Le film regorge de trouvailles à l’exemple de son titre, La Forêt de Quinconces se référant à toutes les voies qui s’offrent au personnage principal, droites et infinies. Le destin. La chance. Les choix. Voilà des thèmes qui ne déplairaient pas à Woody Allen surtout que les quartiers du Nord et de l’Est de Paris, filmés sous des angles inhabituels, font parfois ici penser à New York.
Le film est aussi empreint d’onirisme et de fantastique, notamment par le biais d’un clochard (excellent Thierry Hancisse) un rôle pour lequel Grégoire Leprince-Ringuet s’est inspiré des personnages de clochards dans Les Portes de la nuit de Carné ou à Faust dans le film de René Clair La Beauté du diable. Deux films magnifiques que je vous recommande au passage.
Une scène surprenante et ensorcelante, à l’image de tout le film d'ailleurs, mérite à elle seule le déplacement. Du métro à des rues sombres puis à un couloir jusqu’à une scène de théâtre et ses coulisses, Paul suit Camille, danse avec elle (moment hors du temps, scène parfaitement chorégraphiée, d’une force redoutable, sur la musique de Tchaïkovski), puis lui déclare sa flamme dans les coulisses... et du début à la fin de la scène, magistralement et intensément filmée, jouée, dansée, le spectateur retient son souffle. De ces échanges, dansées et parlées, se dégage un magnétisme fulgurant. Sans aucun doute une des plus belles scènes vue au cinéma cette année.
Grégoire LePrince-Ringuet a débuté au cinéma à 14 ans dans Les Egarés de Téchiné (pour lequel il fut nommé comme Meilleur jeune espoir masculin). Il a étagement été chanteur au sein du chœur de l’Opéra de Paris. Ces expériences et cette précocité ont sans aucun doute enrichi son expérience puis son film. Vous l’avez peut-être également vu dans Les Chansons d’amour de Christophe Honoré (avec une nouvelle nomination aux César à la clef) puis dans La Belle personne du même réalisateur qui était une transposition moderne de la Princesse de Clèves, un mariage habile de classicisme et de modernité par lequel Grégoire Leprince-Ringuet a peut-être aussi été influencé pour cette première réalisation. En 2010, il était en compétition officielle à Cannes avec La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier et hors compétition dans L' Autre monde de Gilles Marchand.
Fort de ces belles expériences, dans La forêt de Quinconces, il excelle autant devant que derrière la caméra, déclamant les vers avec un naturel déconcertant. Une mention spéciale pour Pauline Caupenne qui crève littéralement l’écran, passionnée comme Carmen. Et quand elle dit :
Ma présence seule abolit le délire dont je te dote
Je suis le mal et l’antidote
...il nous est bien difficile de ne pas la croire. C'est là toute la puissance commune du cinéma et de la poésie que de nous faire croire à l'impossible.
Arthur Teboul, le leader de Feu Chatterton, fait également ici ses débuts au cinéma, dans un dénouement très réussi. La bande originale du film a d’ailleurs été composée par Clément Doumic, autre membre de Feu Chatterton, avec une couleur électro. La musique joue d’ailleurs un rôle central, qu’elle soit classique ou plus moderne (ce qui ne veut d’ailleurs rien dire, la musique classique apportant ici aussi beaucoup de modernité, Tchaikovski mais aussi Debussy).
Vous l’aurez compris, je suis tombée littéralement sous le charme de ce conte moderne, de ce ballet fiévreux fiévreux, aux frontières du fantastique et pourtant ancré dans la réalité, d’une inventivité rare porté par des comédiens au talent éclatant, par des contrastes judicieux (entre les formats qui changent au fil du film mais aussi entre le jour et la nuit, l’extérieur et l’intérieur, la force et la douceur). Dix jours après l'avoir vu, je souhaite ardemment revoir ce film pour en savourer chacun de ses dialogues et m'attarder sur chacune de ses trouvailles. Il m'a aussi donné envie de relire Baudelaire et Racine. Les moments de poésie sont trop rares pour s’en priver et ce film rend un sublime hommage à sa puissance émotionnelle ! En tout cas, sans aucun doute : un cinéaste est né. Et ce serait bien dommage de passer à côté. J'attends d'ores et déjà son prochain film avec impatience mais, en attendant, allez vous perdre dans La Forêt de Quinconces, je vous garantis que vous ne regretterez pas cette promenade poétique, palpitante et envoûtante.
« Je préfère la folie des passions à la sagesse de l’indifférence », cette phrase prononcée par Xavier Dolan (empruntée à Anatole France), bouleversant et la voix brisée par l’émotion, lorsqu’il a reçu son Grand Prix (amplement mérité, retrouvez ma critique de Juste la fin du monde en cliquant ici), je pourrais la faire mienne.
Avant de vous livrer, au fil des semaines, mes critiques de la vingtaine de films vus pendant ce 69ème Festival de Cannes, en voici un premier bilan guidé par « la folie des passions » et les émotions qui ont jalonné ces 12 jours joyeusement tumultueux qui n’en ont pas été avares.
Cela commence toujours Gare de Lyon, comme il y a 15 ans, lorsque j’avais été sélectionnée par le Ministère de la Jeunesse et des sports et que j’étais invitée pour la première fois à vivre ce festival dont je rêvais depuis l’enfance, qui représentait alors pour moi un univers mystérieux, fascinant, lointain. Inaccessible. Je regardais ces trains qui menaient vers Cannes, qui me semblaient conduire vers l’inconnu, vers un univers fascinant et légèrement inquiétant, pleine de doutes et d’appréhension, ignorant encore que j’allais vivre 12 journées intenses et inoubliables et que chaque année ensuite j’aurais la joie d’y retourner. A chaque fois que je me retrouve Gare de Lyon pour partir à Cannes, sorte de sas vers une autre réalité, ou plutôt vers la réalité entre parenthèses (enchantées), je repense à ce moment qui sans aucun doute a changé le cours de mon existence et je sais que, comme à chaque fois, de ces 12 jours, je reviendrai avec un état d’esprit un peu différent, renforcée par cette tornade de rêves et de cinéma(s) dans laquelle m’emporte toujours le Festival de Cannes, m’insufflant une nouvelle énergie.
Bien sûr, cette année, c’était différent, il y a eu une réalité tragique qu’il était difficile d’oublier, il y a eu le 13 novembre, il y a eu un basculement que la sécurité draconienne et omniprésente nous rappelait sans cesse bien qu’il m’aurait été, même sans cela, impossible de l’oublier, même si Cannes nous donne la sensation de nous plonger dans un cocon hors des vicissitudes du monde que ses écrans reflètent pourtant.
L’intérieur du Palais des Festivals de Cannes dont les baies vitrées ouvrent sur la mer
« La vie est une comédie écrite par un auteur sadique » pouvait-on entendre dans le magnifique « Café Society » de Woody Allen, film d’ouverture de cette 69ème édition. Certes. Elle a par ailleurs sans aucun doute souvent au moins autant d’imagination que les fictions présentées sur les écrans du festival, nous embarquant dans une douce et hypnotique confusion entre le cinéma et la réalité, a fortiori lorsque les nuits sont si courtes, que le jour et la nuit et la réalité et la fiction ne semblent plus faire qu’un, et que le festival semble ne jamais devoir finir et toujours nous protéger des soubresauts de la vie et du monde, paradoxalement tout en nous en projetant chaque jour ses blessures et ses révoltes, dans cette atmosphère ouatée de cinéma, électrique, ce monde parallèle dans lequel assister à une séance devient impérieux et vital, manger et dormir accessoire.
Sur un air de jazz…
Cela a donc commencé avec Woody Allen. Un festival ne peut être que réussi lorsqu’il commence par un film de Woody Allen surtout lorsque ce dernier signe un nouvel hommage à la beauté incendiaire de New York, un hommage empreint d’une féroce nostalgie du Hollywood et du New York des années 1930 mais aussi empreint de la nostalgie des amours passées devenues impossibles (retrouvez ma critique de « Café Society », ici). Une scène vaudevillesque digne de Lubitsch et une autre romantique à Central Park et bien sûr le dénouement d’une mélancolie foudroyante valent le voyage sans oublier de réjouissantes citations avec lesquelles nous régale toujours Woody Allen. Un film qui possède un charme nostalgique notamment grâce à une écriture d’une précision redoutable. Woody Allen fait dire à un de ses personnages « Il sait donner au drame une touche de légèreté » alors pour le paraphraser disons que dans ce nouveau film, comme souvent, le cinéaste sait donner à la légèreté une touche de drame. Et comment ne pas avoir l’impression comme dans « La Rose pourpre du Caire » que les personnages ou que la fiction traversent l’écran quand un film est autant rythmé par le jazz (dont la tristesse sous-jacente à ses notes joyeuses fait écho à la joie trompeuse des personnages) et que le jazz rythme chaque jour l’attente des festivaliers dans le Grand Théâtre Lumière. Le festival avait à peine commencé que déjà la réalité s’éloignait, que ce magicien surdoué qu’est le Festival de Cannes refermait ses bras sur nous, nous enlaçant de cinéma…
Le décor du dîner de Jean-François Piège sur le thème du « Guépard » de Visconti sur la plage Nespresso.
Ne perdriez-vous pas à votre tour contact avec la réalité si vous dîniez dans un décor inspiré de votre film préféré (en l’occurrence « Le Guépard » de Visconti), si vous rencontriez une personne d’une rare bienveillance que vous avez toujours admirée, si vous aviez écrit un roman qui justement parle de la fragile frontière entre cinéma et réalité, de la difficulté de vivre un deuil dans une société à l’attention et l’émotion volatiles et versatiles, a fortiori en plein Festival de Cannes et que vous vous retrouviez dans cette situation, si votre réalité dépassait parfois la réalité décrite dans le roman que vous avez écrit vous faisant réaliser que certains personnages que vous craigniez trop caricaturaux sont en fait en-deçà de la réalité, si par une suite de hasards rocambolesques votre roman comme une bouteille à la mer se retrouvait entre les mains d’un talentueux cinéaste qui y est évoqué ? J’aime les bouteilles à la mer. Les actes fougueux, vains, déraisonnables. Mais c’est une autre histoire…La folie des passions, encore et toujours…
La mise en abyme d’une histoire de mise en abyme…
Le miroir des blessures du monde
La réalité était pourtant bien présente sur les écrans du festival, Cannes, comme chaque année, en étant le reflet, le miroir informant, grossissant comme l’est en particulier le film qui a reçu la palme d’or « Moi, Daniel Blake » de Ken Loach. 10 ans après l’avoir déjà obtenue pour « Le vent se lève » , Ken Loach, ainsi, intégrait le cénacle des cinéastes ayant reçu deux palmes d’or : les Dardenne, Francis Ford Coppola, Shohei Imamura, Emir Kusturica, Michael Haneke. Alors qu’il avait annoncé il y a deux ans, après « Jimmy’s hall » (en compétition officielle du Festival de Cannes 2014) qu’il ne tournerait plus, Ken Loach est donc revenu à Cannes et en est reparti avec la récompense suprême. Une évidence tant ce film capte et clame les absurdités cruelles et révoltantes d’un monde et d’une administration qui broient l’individu, l’identité, la dignité comme celles de Daniel Blake (formidable Dave Johns), menuisier veuf, atteint d’une maladie cardiaque mais que l’administration ne considère pas comme suffisamment malade pour avoir droit à une pension d’invalidité. Le regard plein d’empathie, de compassion que porte Loach sur Daniel Blake, et celui plein de clairvoyance qu’il porte sur le monde qui l’entoure et plein de colère contre les injustices dont il est victime contribuent à cette œuvre à la fois très personnelle et universelle. Que Daniel Blake évoque sa femme décédée, que Ken Loach dessine les contours d’ une famille qui se reconstitue (Daniel Blake rencontre une jeune mère célibataire de deux enfants contrainte d’accepter un logement à 450 kms de sa ville natale pour ne pas être placée en famille d’accueil), son point de vue est toujours plein de tendresse sur ses personnages, teinté d’humour parfois aussi, et de révolte contre ces « décisionnaires » qui abusent de leur pouvoir, presque de vie et de mort, dans des bureaux qui ressemblent aux locaux labyrinthiques, grisâtres et déshumanisés de « Playtime » comme un écho à cette époque d’une modernité aliénante, déshumanisante et parfois inhumaine que Tati savait déjà si bien tourner en dérision et envelopper dans un vaste manège. « Moi, Daniel Blake », c’est l’histoire d’un homme qui veut rester maître de son existence, qui se réapproprie son identité et son honneur que cette administration étouffante essaie de lui nier, qui prend le pouvoir, celui de dire non, de clamer son patronyme, son existence, lors de deux scènes absolument bouleversantes. Le poing levé de Ken Loach qui nous lance un uppercut en plein cœur, ce cœur qui (ce n’est sans doute pas un hasard que le mal se situe là) lâche peu à peu Daniel Blake, lui qui en possède tant. « Moi, Daniel Blake » c’est un film qui donne la parole à tous ceux qu’un système inique veut murer dans le silence et leur détresse. « Moi, Daniel Blake », c’est la démonstration implacable de la férocité meurtrière d’un système, un film d’une force, d’une simplicité, d’une beauté, mais aussi d’une universalité redoutables et poignantes. Une palme d’or en forme de cri de colère, de douleur, et d’appel à l’humanité dont les lueurs traversent le film et nous transpercent le cœur, bien après les derniers battements de ceux de Daniel Blake. « Dans cette période de désespoir il faut ramener de l’espoir. » «Un autre monde est possible et nécessaire » a conclu Ken Loach avant de le répéter en Français, en recevant ce prix.
Dans un style radicalement différent « Money monster » (hors compétition), de Jodie Foster nous parlait aussi d’un monde mondialisé et d’ultra-communication, totalement déshumanisé et aveuglé. 40 ans après avoir accédé à la notoriété et après avoir foulé les marches avec « Taxi Driver », Jodie Foster était ainsi de retour pour une montée des marches au comble du glamour en compagnie de George Clooney (qui incarne ici une personnalité influente de la télévision grâce à une émission dans laquelle il conseille des placements boursiers) et de Julia Roberts qui les gravissait pour la première fois, radieuse et, faisant fi du protocole, pieds nus s’il vous plaît. Une critique acerbe et avisée de la quête du profit à outrance mais plus encore des chaînes d’information, de leur cynisme et leur course à l’audience au mépris de la morale et de ceux qui la regardent qui ne sont alors plus que des consommateurs avides qui ingurgitent des images toujours plus sensationnelles.
Le tableau dressé par la plupart des cinéastes était d’ailleurs non seulement celui d’un monde inique qui dévore les plus faibles mais aussi celui d’une société et d’administrations corrompues aux quatre coins du monde, du Brésil avec « Aquarius » de Kleber Filho Mendonça (dans lequel le cinéaste filait la métaphore entre le cancer de la protagoniste et cette maladie qui gangrène la société) aux Philippines avec « Ma’Rosa » de Brillante Mendoza (qui a d’ailleurs valu à son actrice principale le prix d’interprétation féminine : « Les femmes dans les familles sont si importantes dans mon pays », « Brillante Mendoza a voulu montrer ce qui se passe dans mon pays. C’est si vrai et je le remercie pour ça » a ainsi déclaré l’actrice Jaclyn Jose lors de la conférence de presse des lauréats. « La performance de l’actrice de « Ma’Rosa » a brisé mon cœur » a par ailleurs expliqué Arnaud Desplechin lors de la conférence de presse du jury), un prix d’interprétation féminine que l’actrice d’ « Aquarius », Sonia Braga, aurait également mérité, deux femmes fortes qui tentent de résister à la fatalité.
Le tableau dressé de la Roumanie dans« Baccalaureat » de Cristian Mungiu n’était guère plus flatteur. Un père y met ainsi tout en œuvre pour que sa fille soit acceptée dans une université anglaise, devant pour cela renoncer aux principes qu’il lui a inculqués. Chaque plan de ce film est par ailleurs une composition d’une richesse et d’une acuité éblouissantes qui lui ont valu un prix de la mise en scène (ex-aequo avec Olivier Assayas dont j’ai manqué le film : « C’est peu de dire que je suis très ému, le plus beau prix que je partage avec un cinéaste que j’admire depuis longtemps » a ainsi déclaré ce dernier lors de la clôture).
Trois œuvres fortes et courageuses de cinéastes qui se font les porte-paroles d’une société muselée, en proie à la corruption et aux compromissions. Comme un écho aux paroles de Vincent Lindon lorsqu’il a ouvert le festival (prix d’interprétation l’an passé pour « La loi du marché » qui d’ailleurs présente des similitudes avec la palme d’or de cette année) : « Je me suis empressé de dire oui au festival qui depuis plus d’un demi-siècle témoigne du monde et de son imaginaire et qui aide à se battre contre les injustices, les préjugés, les différences, il est rudement courageux. Essayons de l’être autant que lui. Vive le cinéma ».
Des personnages de pères et de femmes forts, et des liens familiaux mis à mal
Peut-être est-ce pour cela que la culpabilité était aussi un thème récurrent de cette édition : notre culpabilité face à un monde soumis aux inégalités et aux injustices révoltantes, thème que l’on retrouvait, outre « Baccalauréat », dans « La fille inconnue » des Dardenne (sans doute leur film le plus bancal, avec un scénario trop cousu de fils blancs et des personnages auxquels manquait cette vérité éclatante caractéristique de leur cinéma), ou encore dans le sublimement romanesque « Julieta » de Pedro Almodovar dans lequel la perfection de tous les éléments même si ce n’est pas son film le plus exubérant ( scénario labyrinthique et ciselée sur la violence indicible du deuil et de la culpabilité que le temps qui passe cadenasse dans le silence mais n’affaiblit pas, réalisation d’une beauté éblouissante dès le premier plan, interprétation d’une justesse bouleversante, musique poignante) auraient pu faire de ce mélodrame flamboyant une palme d’or à côté de laquelle le cinéaste espagnol passe pourtant donc une nouvelle fois.
La palme de l’originalité pour le dossier de presse de « Julieta ».
Là encore dans le film d’Almodovar, et comme toujours dans son cinéma, ce sont des personnages de femmes fortes comme dans de nombreux films de cette sélection, des femmes qui souvent menaient la danse comme l’indiquaient d’ailleurs les titres des films comme « Elle » ou « Mademoiselle », mais c’était aussi le cas notamment dans le sobre et pudique « Loving », des femmes qui combattent pour leur liberté, d’être, d’aimer et de vivre comme elles l’entendent.
Ce festival nous a offert aussi de grands et beaux scénarios avec des personnages combattifs comme celui incarné par Marion Cotillard dans le sublime film sur la cristallisation et la quête d’absolu qu’est « Mal de pierres » de Nicole Garcia. Un film fiévreux porté par un scénario parfait, avec des tonalités truffaldiennes ( au passage signé du talentueux et prolifique Jacques Fieschi) , et par une réalisation éblouissante (avec même des accents à la John Ford) et au service de très beaux personnages, « sauvagement » vivants. Un film dont je vous reparlerai longuement.
Des personnages de femmes fortes étaient ainsi mis à l’honneur mais aussi de pères comme dans le film allemand « Toni Erdmann » qui oscille entre humour et émotion pour interroger le sens de la vie et de l’essentiel ou encore dans « Baccalauréat » de Mungiu dans lequel un père abandonne ses grands principes et se trouve à son tour pris dans l’engrenage des « services », entendez par là la corruption et le trafic d’influence.
Quand certains films nous projetaient la réalité en pleine face », d’autres sublimaient le vertige de l’art, que cela soit celui de la danse (« La Danseuse », dans la sélection Un Certain Regard, un film poétique dont il a été question pour l’apparition de Lily-Rose Depp qui y crève l’écran mais qui vaut aussi pour l’interprétation de Soko), ou du cinéma (« Le Bon Gros Géant » de Spielberg, métaphore du cinéma de son réalisateur dans lequel, à l’image de ce dernier, le géant capture nos rêves et nous captive avec notamment une scène hilarante avec La Reine d’Angleterre qui, à elle seule, vaut le déplacement). Dans cette sélection, l’ inclassable et misanthrope « Ma Loute » de Bruno Dumont apportait un vent de folie salutaire avec un Fabrice Luchini aussi singulier et fascinant dans le film qu’en conférence de presse, une fantaisie délicieusement déconcertante à l’image de jeu de Luchini, savamment grotesque dont la folie décontenance et réjouit. « J’ai voulu raconter une histoire de dingues avec néanmoins une histoire d’amour, une histoire policière,… une histoire colorée.», « Je filme toujours quelque chose pour parler d’autre chose »,, « On est à la fois des salauds et des saints, des crétins et des génies. Cette coexistence me passionne. », a ainsi déclaré Bruno Dumont lors de la conférence de presse du film.
« Ma loute » était une des trois comédies de ce festival certes fortement teintée de noirceur à l’image des deux autres, tandis que Jim Jarmush nous berçait avec son poème filmique « Paterson ».
La famille se trouvait donc souvent au centre des films en compétition, mais une famille écartelée, soumise aux mensonges, aux non dits, à la culpabilité et l’incommunicabilité comme dans « Sieranevada » de Cristi Puiu qui, à travers les oppositions et les dissensions d’une famille révèle celles de la société roumaine (Puiu qui, comme son compatriote aurait mérité un prix de la mise en scène) et comme dans « La fin du monde » le Grand Prix signé Xavier Dolan, même si dans l’un de ces deux films, les cris disent ce que dans l’autre ils masquent. Dans le film de Dolan, en effet, chaque silence de ses personnages interprétés par des acteurs au firmament crient l’indicible comme ceux de « Julieta » d’Almodovar s’enferment dans l’ineffabke douleur de l’absence et croulent sous le poids des silences.
Mensonges (étatiques ou familiaux), culpabilité, absurdité de l’administration, course au profit et à l’audience, Cannes était une fois de plus une fenêtre « ouverte sur le monde ». Un monde écartelé, blessé, dans lequel des cris contre l’indifférence et la barbarie (qu’elles soient familiales ou sociétales) se perdent dans le silence, ce que Sean Penn a lui aussi maladroitement essayé de montrer dans un film au sujet à palme d’or dont les excès mélodramatiques ont malheureusement nui au propos et ont suscité l’unanimité contre lui.
L’entente plus que cordiale du jury
Comme l’an passé, après la clôture, j’ai eu le plaisir de couvrir la conférence de presse du jury puis des lauréats. Laszlo Nemes à propos du film de Xavier Dolan a ainsi déclaré: « Quand cela commence vous entendez la voix spécifique du réalisateur. » C’est sans doute ce qui caractérise les cinéastes primés et un grand cinéaste : cette voix spécifique. Lors de la conférence de presse du jury, son président, George Miller, a tenu à souligner que « c’était émotionnellement épuisant car chacun parlait avec passion.. »
Sans doute certains auront-ils été étonnés de la double récompense reçue par « Le Client » de Farhadi (que je dois également rattraper) : prix d’interprétation masculine et prix du scénario. « Les films qui ont le grand prix, le prix de la mise en scène et la palme d’or ne peuvent gagner un autre prix » a ainsi expliqué George Miller. Le jury a également expliqué qu’un seul film peut obtenir deux prix. « C’était une très intéressante sélection représentative du cinéma d’aujourd’hui » a précisé Valeria Golino. Sutherland à propos jury a tenu à souligner que : « C’était l’association du gens que vous avez envie de voir encore et encore tout le long de votre vie ».
En conclusion :
La cérémonie de clôture était finalement un condensé du Festival de Cannes et en résumait toute la diversité des styles et des émotions qu’il suscite : l’émotion communicative de Xavier Dolan, le cinéma d’hier qui valsait avec celui d’aujourd’hui avec la palme d’honneur décerné à Jean-Pierre Léaud (il faudra que je vous parle du plaisir de revoir « Un Homme et une femme » pour les 50 ans de sa palme d’or, en présence de Claude Lelouch, dans le cadre de Cannes Classics), et des récompenses décernées majoritairement à des films engagés aux messages forts : des cris de colère et de révolte dont on espère que leurs prix leurs permettront d’arriver à destination. A l’image de la sublime affiche de cette 69ème édition, incandescente, solaire, ouvrant sur de nouveaux horizons (image tirée du « Mépris » de Godard) et sur cette ascension solitaire, teintée de langueur et de mélancolie, Cannes une fois de plus nous a éclairés sur les ombres du monde et a élargi nos horizons.
« Le cinéma d’auteur continue à exister grâce au Festival de Cannes » a ainsi rappelé Cristian Mungiu lors de la clôture, ajoutant lors de la conférence de presse des lauréats : »Le cinéma n’est pas une affaire de gagnants ou de perdants mais de ce que les films ont à vous dire. », « C’est très important de préserver la diversité du cinéma. C’est bien d’avoir des voix et des points de vue différents » ainsi rappelant à ceux qui en douteraient encore le rôle essentiel de ce festival pour la survie du cinéma, de tous les cinémas.
Mais bien sûr, plus que tout, ce sont les émotions qui resteront, notamment celles suscitées par ce discours et le film de son auteur, Xavier Dolan : « L’émotion ce n’est pas toujours facile, il n’est pas toujours facile de partager ses émotions avec les autres. Il n’est pas toujours facile de partager ses émotions avec les autres. La violence sort parfois comme un cri. Ou comme un regard qui tue »… « J’ai tenté au mieux de raconter les histoires et les émotions de personnages parfois méchants ou criards mais surtout blessés et qui vivent comme tant d’entre nous dans le manque de confiance dans l’incertitude d’être aimé. Tout ce qu’on fait dans la vie on le fait pour être aimé, pour être accepté. »
Dans ce tourbillon d’émotions, de films, de musique aussi, il y a bien sûr eu des rendez-vous manqués mais j’en reviens avec un fol amour pour le cinéma, renouvelé, l’envie d’écrire, sur les films, mais aussi de raconter des histoires, et la sensation d’avoir vécu un film de 12 jours palpitant. 12 jours de grand cinéma, de films percutants, de plans éblouissants et de personnages forts qui m’accompagnent encore et pour longtemps. 12 jours où la vie ressemblait à du grand cinéma, celle que l’on aime dictée par « la folie des passions » même si planait l’ombre des absents. 12 jours dont le credo, emprunté au film d’ouverture, en aura été : « Vis chaque jour comme le dernier, un jour ça le sera. »
(Sous le palmarès, retrouvez d’autres photos de ce Festival de Cannes, prises via mon compte Instagram @sandra_meziere).
Palme d’or
I, DANIEL BLAKE
(MOI, DANIEL BLAKE)
Ken LOACH
Grand Prix
JUSTE LA FIN DU MONDE
Xavier DOLAN
Prix de la mise en scène (Ex-aequo)
Cristian MUNGIU
BACALAUREAT
(BACCALAUREAT)
Cristian MUNGIU
Prix de la mise en scène (Ex-aequo)
Olivier ASSAYAS
PERSONAL SHOPPER
Olivier ASSAYAS
Prix du scénario
Asghar FARHADI
FORUSHANDE
(LE CLIENT)
Asghar FARHADI
Prix du Jury
AMERICAN HONEY
Andrea ARNOLD
Prix d’interprétation féminine
Jaclyn JOSE
MA’ ROSA
Brillante MENDOZA
Prix d’interprétation masculine
Shahab HOSSEINI
FORUSHANDE
(LE CLIENT)
Asghar FARHADI
Prix Vulcain de l’Artiste-Technicien, décerné par la C.S.T.
Seong-Hie RYU
MADEMOISELLE
PARK Chan-Wook
Courts Métrages
Palme d’or du court métrage
TIMECODE
Juanjo GIMENEZ
Mention spéciale – court métrage
A MOÇA QUE DANÇOU COM O DIABO
(LA JEUNE FILLE QUI DANSAIT AVEC LE DIABLE)
João Paulo MIRANDA MARIA
Quelques photos de ce 69ème Festival de Cannes (prises via mon compte Instagram @sandra_meziere ainsi
que toutes les autres photos de cet article).
Les 24 marches les plus célèbres du monde…
Sur la plage Nespresso…
Sur le toit du palais des festivals, au Mouton Cadet Wine Bar
Vue depuis le toit du palais des Festivals, du Mouton Cadet Wine Bar
Les escabeaux toujours prêts toujours là…
Remise des prix de la Cinéfondation après un discours plein d’autodérision de son président, Gilles Jacob
Les casiers presse, passage quotidien incontournable pour récupérer les dossiers de presse (que je n’ai malheureusement pas tous ramenés).
Le lauréat de la palme d’or, Ken Loach, lors de la conférence de presse des lauréats.
Pause quotidienne sur la plage Majestic, merci à ADR Prod
Valeria Golino, membre du jury, lors de la conférence de presse des membres du jury après la clôture
Clôture de Un Certain Regard
LA nouvelle bonne adresse cannoise qui a ouvert juste avant le festival, située juste en face le palais des festivals, « La Californie » (qui appartient à Sénequier)
Petite pause goûter à la plage Majestic et une assiette sur mesure
Interview de Charles Tesson, délégué général de la Semaine de la Critique (compte rendu à suivre)
L’équipe du film de Sean Penn, en compétition officielle, lors de sa conférence de presse
Vue sur la Croisette depuis le palais des festivals
Projections des films de clôture de la Semaine de la Critique signés Chloé Sévigny, Laetitia Casta et Sandrine Kiberlain
Une autre de mes cantines cannoises
L’équipe de « Aquarius » sur les marches
L’équipe de « Loving » de Jeff Nichols
Vanessa Paradis lors de la conférence de presse du jury après la clôture
Ken Loach lors de la conférence de presse du jury après la clôture
Dîner sur la plage Nespresso, signé Jean-François Piège et sur le thème du « Guépard » de Visconti (photos ci-dessous)
Ci-dessus, les lauréats du prix Talents Nespresso
Passionnante leçon de cinéma par Tomer Sisley dans un anglais irréprochable
Au concert privé de LEJ au Majestic Barrière
Vue vertigineuse sur la Croisette depuis le Club By Albane