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Blog créé en 2003 par Sandra Mézière, romancière. Blog cinéma sur les éditions passées du Festival de Cannes. Et le Festival de Cannes 2024 en direct ici. Pour l'actualité cinéma quotidienne et mon actualité d'auteure : Inthemoodforcinema.com.
Projeté en compétition à la fin du festival, « La Vénus à la fourrure » de Roman Polanski bouscule tous les pronostics, beaucoup voyant Emmanuelle Seigner décrocher le prix d’interprétation féminine pour ce rôle dont il faut bien avouer qu’il est en or et sur mesure. Ce n’est bien évidemment pas là le seul atout de cette « Vénus à la fourrure ».
Pour ce nouveau film, Roman Polanski s'est directement inspiré d'une pièce de théâtre américaine (« Venus in Fur ») écrite par David Ives, jouée en 2010 à la Classic Stage Company puis sur la scène de Broadway en 2011. Roman écrit en 1870 par l'auteur autrichien Leopold von Sacher-Masoch, c’est l'un des fondements de ce qui sera appelé plus tard le masochisme.
Cela commence par un splendide plan-séquence comme souvent chez Polanski. (Comment oublier le plan-séquence qui ouvre « Tess » et qui contient toute la destinée de cette dernière ?) Un Grand Boulevard. Un jour d’orage. Des couleurs fantasmagoriques. Une musique décalée, presque inquiétante (signée Alexandre Desplat). La porte d’entrée d’un théâtre sur laquelle se trouve l’affiche d’une adaptation théâtrale de « La Chevauchée fantastique ». Des portes qui s’ouvrent comme par une sombre magie.
Là, seul dans ce théâtre parisien, Thomas (Mathieu Amalric), un metteur en scène, après une journée passée à auditionner des comédiennes toutes plus mauvaises les unes que les autres pour la pièce qu’il s’apprête à mettre en scène, se lamente au téléphone évoquant avec mépris et cynisme les comédiennes qu’il vient d’entendre. C’est alors que Vanda (Emmanuelle Seigner) surgit tel un tourbillon, débridée, délurée, vulgaire, écervelée, opportuniste, l’incarnation de tout ce que Thomas déteste. Un peu contraint et forcé, il la laisse tenter sa chance et c’est avec stupéfaction qu’il voit Vanda se métamorphoser, devenant comme par magie l’autre Vanda, celle de la pièce qu’il a mise en scène et adaptée. Elle semble ne pas seulement porter le prénom du personnage mais aussi le porter en elle, connaissant toutes les répliques par cœur.
Va alors commencer un jeu troublant, dangereux, « ambigu » ou « ambivalent » (selon que vous préférerez Vanda ou Thomas) qui va rendre la frontière entre la scène et la réalité (elle-même jouée, délicieuse mise en abyme) de plus en plus floue. L’audition va alors se transformer en une joute verbale, le tout sous la forme d’un huis-clos comme Polanski les affectionne tant, cadre propice à ce duel effréné, impitoyable, haletant. La Vanda de la pièce et celle venue auditionnée ne deviennent bientôt qu’une seule et même personne qui va manipuler, « mettre en scène ».
L’intelligence de la mise en scène de Polanski nous fait d’ailleurs comprendre dès le début que c’est elle le démiurge, la manipulatrice, « le Tout-Puissant ». Rien à voir avec du théâtre filmé. Les multiples mouvements de caméra font sens, nous manipulent aussi, comme un troisième personnage, incarnant le vrai Démiurge, l’autre metteur en scène. Derrière une apparente vulgarité, à l’image du personnage de Vanda, le film de Polanski révèle ainsi une finesse d’observation et une intelligence de la manipulation redoutables. Par une manière de placer sa caméra dans l’espace et de diviser cet espace, par des gros plans ou des plongées ou contre-plongées, il oriente et désoriente habilement notre perception, déifie ou humilie ses personnages.
« Répulsion ». « Chinatown ». « Tess ». « Le Pianiste »... Et tant d'autres films de genres si différents auxquels, à chaque fois, Polanski a su imprimer son inimitable style. Il y a pourtant une véritable continuité dans son œuvre. Un goût pour les films sous forme d’un huis-clos d’abord. Même « The Ghost-writer » en était une forme. Tout chez lui est toujours familier et étrange, envoûtant et angoissant, et reflète un sentiment d’inconfort. L’enfermement, l’angoisse, la manipulation sont toujours au rendez-vous. Comme dans « Carnage », seuls le début et la fin nous font sortir du théâtre et comme dans « Carnage », Polanski est ici à son tour le Dieu et le démiurge du carnage, d’un autre jeu de massacre.
Pour sa quatrième collaboration avec Emmanuelle Seigner, après « Frantic », « Lunes de Fiel », « La Neuvième porte », le metteur en scène Polanski offre un rôle en or à l’actrice Seigner comme Thomas avec Vanda dans la pièce sauf que l’actrice Seigner se laisse ici diriger, manipuler. Face à elle, Mathieu Amalric avec lequel elle avait déjà joué dans « Le scaphandre et le papillon » est un double de Polanski (la ressemblance est troublante et évidemment pas innocente) un peu velléitaire, se laissant bientôt dominer, devenant totalement désinhibée, et objet dans les mains de sa créature devenue créateur. Emmanuelle Seigner est sidérante aussi bien dans le rôle de la Vanda actrice d’une désinvolture, d’une stupidité apparente et d’une exubérance savoureuses sans parler de ses tics de langage (elle ponctue toutes ses phrases par « genre ») que dans le personnage de Vanda de la pièce, au langage beaucoup plus distingué, passant de l’une à l’autre avec une dextérité déconcertante, pour finalement interpréter un troisième personnage, grâce à une inversion des rôles qui vient brillamment clôturer le film, le mythe gagnant et l’emportant sur la réalité. A l’inverse de « Tess » tout en douceur et retenue, enfermée dans les conventions, ainsi Vanda les défie et les inverse.
« La Vénus à la fourrure » est un film brillant aux multiples lectures, dans lequel certes le personnage du metteur en scène misogyne est malmené et ridiculisé, face à une femme qui le manipule et prend le pouvoir mais ne nous y trompons pas : c’est finalement l’autre metteur en scène, Roman Polanski, le vrai démiurge qui se donne finalement le beau rôle, Dieu « tout-puissant » de ce carnage (comme l’a d’ailleurs démontrée la conférence de presse cannoise où il a souvent eu le dernier mot, parfois cassant avec son actrice), qui n’en est pas moins une exquise récréation pour le spectateur, ne serait-ce que par une utilisation/manipulation du langage, des acteurs, de l’espace d’une intelligence indéniables et redoutables. A l’image de Vanda, un film d’une réjouissante insolence mais aussi un ping-pong sémantique jubilatoire, et un double-jeu habile, ludique et cruel, qui repose sur la frontière trouble et troublante entre fiction et réalité grâce au talent d’un réalisateur plus manipulateur et donc plus cynique que jamais.
James Gray est décidément à l’honneur cette année puisqu’il est aussi le coscénariste de "Blood ties" réalisé par Guillaume Canet (également présenté à Cannes) est, seulement, le cinquième long-métrage du cinéaste américain ( après Little Odessa, The Yards, La Nuit nous appartient, Two lovers) et nous avons bien du mal à le croire tant chacun de ses films précédents était déjà maîtrisé, et James Gray comptant, déjà, comme un des plus grands cinéastes américains contemporains. "The Immigrant" a apparemment déçu bon nombre de ses admirateurs alors que, au contraire, c’est à mon sens son film le plus abouti, derrière son apparente simplicité. Il s’agit en effet de son film le plus sobre, intimiste et épuré mais quelle maîtrise dans cette épure et sobriété!
On y retrouve les thèmes chers au cinéaste: l’empreinte de la Russie, l’importance du lien fraternel, le pardon mais c’est aussi son film le plus personnel puisque sa famille d’origine russe est arrivée à Ellis Island, où débute l’histoire, en 1923.
L’histoire est centrée sur le personnage féminin d’Ewa interprétée par Marion Cotillard. 1921. Ewa et sa sœur Magda quittent leur Pologne natale pour la terre promise, New York. Arrivées à Ellis Island, Magda, atteinte de tuberculose, est placée en quarantaine et Ewa, seule et désemparée, tombe dans les filets de Bruno, un souteneur sans scrupules. Pour sauver sa sœur, elle est prête à tous les sacrifices et se livre, résignée, à la prostitution. L’arrivée d’Orlando (Jeremy Renner), illusionniste et cousin de Bruno (Joaquin Phoenix), lui redonne confiance et l'espoir de jours meilleurs. Mais c'est sans compter sur la jalousie de Bruno...
James Gray a écrit le rôle en pensant à Marion Cotillard (très juste et qui aurait mérité un prix d’interprétation) qui ressemble ici à une actrice du temps du cinéma muet, au visage triste et expressif. The Immigrant est ainsi un mélo assumé qui repose sur le sacrifice de son héroïne qui va devoir accomplir un véritable chemin de croix pour (peut-être…) accéder à la liberté et faire libérer sa sœur. Les personnages masculins, les deux cousins ennemis, sont en arrière-plan, notamment Orlando. Quant à Bruno interprété par l’acteur fétiche de James Gray, Joaquin Phoenix, c’est un personnage complexe et mystérieux qui prendra toute son ampleur au dénouement et montrera aussi à quel point le cinéma de James Gray derrière un apparent manichéisme est particulièrement nuancé et subtil.
Le tout est sublimé par la photographie de Darius Khondji (qui avait d’ailleurs signé la photographie de la palme d’or du Festival de Cannes 2012, "Amour" de Michael Haneke) grâce à laquelle certains plans sont d’une beauté mystique à couper le souffle.
James Gray a par ailleurs tourné à Ellis Island, sur les lieux où des millions d’immigrés ont débarqué de 1892 à 1924, leur rendant hommage et, ainsi, à ceux qui se battent, aujourd’hui encore, pour fuir des conditions de vie difficiles, au péril de leur vie. C’est de dos qu’apparaît pour eux la statue de la liberté au début du film. C’est en effet la face sombre de cette liberté qu’ils vont découvrir, James Gray ne nous laissant d’ailleurs presque jamais entrevoir la lumière du jour. Si le film est situé dans les années 1920, il n’en est pas moins intemporel et universel. Une universalité et intemporalité qui, en plus de ses très nombreuses qualités visuelles, ne lui ont pas permis de figurer au palmarès cannois auquel il aurait mérité d’accéder.
Tout comme dans La Nuit nous appartient qui en apparence opposait les bons et les méchants, l’ordre et le désordre, la loi et l’illégalité, et semblait au départ très manichéen, dans lequel le personnage principal était écartelé, allait évoluer, passer de l’ombre à la lumière, ou plutôt d’un univers obscur où régnait la lumière à un univers normalement plus lumineux dominé par des couleurs sombres, ici aussi le personnage de Bruno au cœur qui a « le goût du poison », incarne toute cette complexité, et le film baigné principalement dans des couleurs sombres, ira vers la lumière. Un plan, magistral, qui montre son visage à demi dans la pénombre sur laquelle la lumière l’emporte peu à peu, tandis qu’Ewa se confesse, est ici aussi prémonitoire de l’évolution du personnage. L’intérêt de Two lovers provenait avant tout des personnages, de leurs contradictions, de leurs faiblesses. C’est aussi le cas ici même si le thème du film et la photographie apportent encore une dimension supplémentaire. James Gray s’est inspiré des photos « quadrichromes » du début du XXe siècle, des tableaux qui mettent en scène le monde interlope des théâtres de variétés de Manhattan. Il cite aussi comme référence Le Journal d’un curé de campagne, de Robert Bresson.
James Gray parvient, comme avec Two lovers, à faire d’une histoire a priori simple un très grand film d’une mélancolie d’une beauté déchirante et lancinante qui nous envahit peu à peu et dont la force ravageuse explose au dernier plan et qui nous étreint longtemps encore après le générique de fin. Longtemps après, en effet, j’ai été éblouie par la noirceur de ce film, une noirceur de laquelle émerge une lueur de clarté sublimée par une admirable simplicité et maitrise des contrastes sans parler du dernier plan, somptueux, qui résume toute la richesse et la dualité du cinéma de James Gray et de ce film en particulier.
Critique de TWO LOVERS de James Gray
Direction New York, ville fétiche du cinéma de James Gray, où, après avoir tenté de se suicider, un homme hésite entre suivre son destin et épouser la femme que ses parents ont choisie pour lui, ou se rebeller et écouter ses sentiments pour sa nouvelle voisine, belle, fragile et inconstante, dont il est tombé éperdument amoureux, un amour dévastateur et irrépressible.
L’intérêt de « Two lovers » provient avant tout des personnages, de leurs contradictions, de leurs faiblesses. Si James Gray est avant tout associé au polar, il règne ici une atmosphère de film noir et une tension palpable liée au désir qui s’empare du personnage principal magistralement interprété par Joaquin Phoenix avec son regard mélancolique, fiévreux, enfiévré de passion, ses gestes maladroits, son corps même qui semble crouler sous le poids de son existence, sa gaucherie adolescente.
Ce dernier interprète le personnage attachant et vulnérable de Leonard Kraditor (à travers le regard duquel nous suivons l’histoire : il ne quitte jamais l’écran), un homme, atteint d'un trouble bipolaire (mais ce n'est pas là le sujet du film, juste là pour témoigner de sa fragilité) qui, après une traumatisante déception sentimentale, revient vivre dans sa famille et fait la rencontre de deux femmes : Michelle, sa nouvelle voisine incarnée par Gwyneth Paltrow, et Sandra, la fille d’amis de ses parents campée par l’actrice Vinessa Shaw. Entre ces deux femmes, le cœur de Leonard va balancer…
Il éprouve ainsi un amour obsessionnel, irrationnel, passionnel pour Michelle. Ces « Two lovers » comme le titre nous l’annonce et le revendique d’emblée ausculte la complexité du sentiment amoureux, la difficulté d’aimer et de l’être en retour, mais il ausculte aussi les fragilités de trois êtres qui s’accrochent les uns aux autres, comme des enfants égarés dans un monde d’adultes qui n’acceptent pas les écorchés vifs. Michelle et Leonard ont, parfois, « l’impression d’être morts », de vivre sans se sentir exister, de ne pas trouver « la mélodie du bonheur ».
Par des gestes, des regards, des paroles esquissés ou éludés, James Gray dépeint de manière subtile la maladresse touchante d’un amour vain mais surtout la cruauté cinglante de l’amour sans retour qui emprisonne ( plan de Michelle derrière des barreaux de son appartement, les appartements de Leonard et Michelle donnant sur la même cour rappelant ainsi « Fenêtre sur cour » d’Hitchcock de même que la blondeur toute hitchcockienne de Michelle), et qui exalte et détruit.
James Gray a délibérément choisi une réalisation élégamment discrète et maîtrisée et un scénario pudique et la magnifique photographie crépusculaire de Joaquin Baca-Asay qui procurent des accents lyriques à cette histoire qui aurait pu être banale, mais dont il met ainsi en valeur les personnages d’une complexité, d’une richesse, d’une humanité bouleversantes. James Gray n’a pas non plus délaissé son sujet fétiche, à savoir la famille qui symbolise la force et la fragilité de chacun des personnages (Leonard cherche à s’émanciper, Michelle est victime de la folie de son père etc).
Un film d’une tendre cruauté, d’une amère beauté, et parfois même d'une drôlerie désenchantée, un thriller intime d’une vertigineuse sensibilité à l’image des sentiments qui s’emparent des personnages principaux, et de l’émotion qui s’empare du spectateur. Irrépressiblement. Ajoutez à cela la bo entre jazz et opéra ( même influence du jazz et même extrait de l’opéra de Donizetti, L’elisir d’amore, « Una furtiva lagrima » que dans le chef d’œuvre de Woody Allen « Match point » dans lequel on retrouve la même élégance dans la mise en scène et la même "opposition" entre la femme brune et la femme blonde sans oublier également la référence commune à Dostoïevski… : les ressemblances entre les deux films sont trop nombreuses pour être le fruit du hasard ), et James Gray parvient à faire d’une histoire a priori simple un très grand film d’une mélancolie d’une beauté déchirante qui nous étreint longtemps encore après le générique de fin. Trois ans après sa sortie : d’ores et déjà un classique du cinéma romantique.
Critique de LA NUIT NOUS APPARTIENT de James Gray
La nuit nous appartient. Voilà un titre très à-propos pour un film projeté en compétition officielle au Festival de Cannes. Cannes : là où les nuits semblent ne jamais vouloir finir, là où les nuits sont aussi belles et plus tonitruantes que les jours et là où les nuits s’égarent, délicieusement ou douloureusement, dans une profusion de bruits assourdissants, de lumières éblouissantes, de rumeurs incessantes. Parmi ces rumeurs certaines devaient bien concerner ce film de James Gray et lui attribuer virtuellement plusieurs récompenses qu’il aurait amplement méritées (scénario, interprétation, mise en scène...) au même titre que « My blueberry nights », mon grand favori, ou plutôt un autre de mes grands favoris du festival, l’un et l’autre sont pourtant repartis sans obtenir la moindre récompense…
Ce titre poétique (« We own the night » en vo, ça sonne encore mieux en Anglais non ?) a pourtant une source plus prosaïque qu’il ne le laisserait entendre puisque c’est la devise de l’unité criminelle de la police de New York chargée des crimes sur la voie publique. Ce n’est pas un hasard puisque, dans ce troisième film de James Gray ( « The Yards » son précèdent film avait déjà été projeté en compétition au Festival de Cannes 2000) qui se déroule à New York, à la fin des années 80, la police en est un personnage à part entière. C’est le lien qui désunit puis réunit trois membres d’une même famille : Bobby Green (Joaquin Phoenix), patron d’une boîte de nuit appartenant à des Russes, à qui la nuit appartient aussi, surtout, et qui représentent pour lui une deuxième et vraie famille qui ignore tout de la première, celle du sang, celle de la police puisque son père Burt (Robert Duvall) et son frère Joseph (Mark Walhberg) en sont tous deux des membres respectés et même exemplaires. Seule sa petite amie Amada (Eva Mendes), une sud américaine d’une force fragile, vulgaire et touchante, est au courant. Un trafic de drogue oriente la police vers la boîte détenue par Bob, lequel va devoir faire un choix cornélien : sa famille d’adoption ou sa famille de sang, trahir la première en les dénonçant et espionnant ou trahir la seconde en se taisant ou en consentant tacitement à leurs trafics. Mais lorsque son frère Joseph échappe de justesse à une tentative d’assassinat orchestrée par les Russes, le choix s’impose comme une évidence, une nécessité, la voie de la rédemption pour Bobby alors rongé par la culpabilité.
Le film commence vraiment dans la boîte de nuit de Bobby, là où il est filmé comme un dieu, dominant et regardant l’assemblée en plongée, colorée, bruyante, gesticulante, là où il est un dieu, un dieu de la nuit. Un peu plus tard, il se rend à la remise de médaille à son père, au milieu de la police de New York, là où ce dernier et son frère sont des dieux à leur tour, là où il est méprisé, considéré comme la honte de la famille, là où son frère en est la fierté, laquelle fierté se reflète dans le regard de leur père alors que Bobby n’y lit que du mépris à son égard. C’est avec cette même fierté que le « parrain » (les similitudes sont nombreuses avec le film éponyme ou en tout cas entre les deux mafias et notamment dans le rapport à la famille) de la mafia russe, son père d’adoption, regarde et s’adresse à Bobby. Le décor est planté : celui d’un New York dichotomique, mais plongé dans la même nuit opaque et pluvieuse, qu’elle soit grisâtre ou colorée. Les bases de la tragédie grecque et shakespearienne, rien que ça, sont aussi plantées et même assumées voire revendiquées par le cinéaste, de même que son aspect mélodramatique (le seul bémol serait d’ailleurs les mots que les deux frères s’adressent lors de la dernière scène, là où des regards auraient pu suffire...)
Les bons et les méchants. L’ordre et le désordre. La loi et l’illégalité. C’est très manichéen me direz-vous. Oui et non. Oui, parce que ce manichéisme participe de la structure du film et du plaisir du spectateur. Non, parce que Bobby va être écartelé, va évoluer, va passer de l’ombre à la lumière, ou plutôt d’un univers obscur où régnait la lumière à un univers normalement plus lumineux dominé par des couleurs sombres. Il va passer d’un univers où la nuit lui appartenait à un autre où il aura tout à prouver. Une nuit où la tension est constante, du début et la fin, une nuit où nous sommes entraînés, immergés dans cette noirceur à la fois terrifiante et sublime, oubliant à notre tour que la lumière reviendra un jour, encerclés par cette nuit insoluble et palpitante, guidés par le regard lunatique (fier puis désarçonné, puis déterminé puis dévasté de Joaquin Phoenix, magistral écorché vif, dont le jeu est d’ailleurs un élément essentiel de l’atmosphère claustrophobique du film). James Gray a signé là un film d’une intensité dramatique rare qui culmine lors d’une course poursuite d’anthologie, sous une pluie anxiogène qui tombe impitoyablement, menace divine et symbolique d’un film qui raconte aussi l’histoire d’une faute et d’une rédemption et donc non dénué de références bibliques. La scène du laboratoire (que je vous laisse découvrir) où notre souffle est suspendu à la respiration haletante et au regard de Bob est aussi d’une intensité dramatique remarquable.
« La nuit nous appartient », davantage qu’un film manichéen est donc un film poignant constitué de parallèles et de contrastes (entre les deux familles, entre l’austérité de la police et l’opulence des Russes,-le personnage d’Amada aussi écartelé est d’ailleurs une sorte d’être hybride, entre les deux univers, dont les formes voluptueuses rappellent l’un, dont la mélancolie rappelle l’autre- entre la scène du début et celle de la fin dont le contraste témoigne de la quête identitaire et de l’évolution, pour ne pas dire du changement radical mais intelligemment argumenté tout au long du film, de Bob) savamment dosés, même si la nuit brouille les repères, donne des reflets changeants aux attitudes et aux visages. Un film noir sur lequel plane la fatalité : fatalité du destin, femme fatale, ambiance pluvieuse. James Gray dissèque aussi les liens familiaux, plus forts que tout : la mort, la morale, le destin, la loi.
Un film lyrique et parfois poétique, aussi : lorsque Eva Mendes déambule nonchalamment dans les brumes de fumées de cigarette dans un ralenti langoureux, on se dit que Wong Kar-Wai n’est pas si loin... même si ici les nuits ne sont pas couleur myrtille mais bleutées et grisâtres. La brume d’une des scènes finales rappellera d’ailleurs cette brume artificielle comme un écho à la fois ironique et tragique du destin.
C’est épuisés que nous ressortons de cette tragédie, heureux de retrouver la lumière du jour, sublimée par cette plongée nocturne. « La nuit nous appartient » ne fait pas partie de ces films que vous oubliez sitôt le générique de fin passé (comme celui que je viens de voir dont je tairai le nom) mais au contraire de ces films qui vous hantent, dont les lumières crépusculaires ne parviennent pas à être effacées par les lumières éblouissantes et incontestables, de la Croisette ou d’ailleurs…
« Nebraska » d’Alexander Payne est l’histoire d’un vieil homme persuadé qu’il a gagné le gros lot à un improbable tirage au sort par correspondance, qui cherche à rejoindre le Nebraska pour y recevoir son gain. Sa famille, inquiète de ce qu’elle perçoit comme un début de sénilité, envisage de le placer en maison de retraite, mais un de ses deux fils se décide à l’emmener en voiture pour récupérer ce chèque auquel personne ne croit. En chemin, le père se blesse les obligeant à s’arrêter quelques jours dans sa petite ville natale du Nebraska. Épaulé par son fils, le vieil homme retrouve tout son passé.
Sur un ton doux amer et avec une tendre cruauté, Alexander Payne prend le prétexte de cet improbable gain pour faire revenir le vieil homme, aussi bourru qu’attendrissant, sur les traces de sa jeunesse, un retour dans le passé filmé avec un noir et blanc d’une intemporelle nostalgie. C’est aussi le prétexte à la découverte d’une classe moyenne américaine, décrite avec ironie et causticité. C’est encore le prétexte pour filmer de splendides paysages déserts aussi arides que les cœurs de ceux qui y vivent, en apparence seulement pour certains. En chemin, le vieil homme perdra un dentier, engloutira quelques bières, retrouvera quelques vieilles connaissances et surtout apprendra à connaître son fils tandis que ce dernier, au cours de ce voyage dans le passé, découvrira des éléments du passé de son père qui permettront d’en dresser un portrait moins médiocre que celui qu’en font les autres membres de la famille. Un film teinté de la cruelle nostalgie de la jeunesse à jamais perdue et de la tendresse d’un fils pour son père ( père et fils entre lesquels les rôles s’inversent d’ailleurs, une inversion des rôles intelligemment mise en scène), et qui est, malgré ses défauts, à l’image de ce père: attachant. Un “petit” film, avec une photographie d’une splendide mélancolie, qui met joliment en scène l’amour filial (très belle scène de fin) et donne envie de profiter de ces instants inestimables en famille et d’étreindre ceux qui nous entourent et que nous aimons. Bruce Dern est parfait dans le rôle de ce vieux bougon sans doute moins sénile qu’il n’y parait et mériterait un prix d'interprétation.
A l’image de la météo, pour le moins capricieuse cette année sur la Croisette, avec un ciel particulièrement changeant, passant du soleil à l’orage, avec une brusquerie parfois perturbante, mes journées se (dé)composent de films et d’évènements qui me font passer par une myriade d’émotions en un temps record, d’où la nécessité de prendre du recul sur cette tornade émotionnelle et de vous livrer mes comptes-rendus avec parcimonie (mais un long compte-rendu post Cannes sera bien entendu publié comme chaque année) au-delà du fait que mes journées sont bien remplies.
Cela tombe bien, le film évènement d’hier nous embarquait justement au cœur d’une tempête. Je parle bien évidemment de « All is lost », deuxième film du réalisateur J.C Chandor après « Margin Call » avec un unique interprète, Robert Redford, dont la mythique présence a hier illuminé la Croisette où il est trop rarement venu (Ryan Gosling qui incarnait le personnage principal de « Only god forgives », hier en compétition, a en revanche brillé par son absence, pour cause de réalisation de son propre film). Robert Redford est un des deux acteurs, dont les films comme « Les 3 jours du Condor », « Out of Africa », « Jeremiah Johnson » et bien sûr « Gatsby » sont à l’origine de ma passion pour le septième art. Le deuxième acteur qui a fortement contribué à cette passion sera d’ailleurs également à Cannes samedi près avoir illuminé de sa charismatique présence tant de chefs d’œuvre : « Le Guépard », « Le Samouraï », « La Piscine », « Plein soleil » (projeté en version restaurée dans le cadre de Cannes Classics cette année), « Monsieur Klein », « Le Cercle rouge »…
Je vous parlais avant-hier de contrastes à propos du film de Rebecca Zlotowski, mes journées cannoises en sont ainsi jalonnées : entre des moments hors du temps à vivre, parler, rêver, cinéma, avec des amis ou même des inconnus dans les files d’attente, à croiser quelques ombres furtives du passé, et d’autres qui me font sentir comme Gatsby sur son ponton, comme détachée de cette fête continuelle, éblouissante et assourdissante, perdue dans la mélancolie de mes pensées, repensant à cette phrase de Balzac « Beaucoup d’hommes ont un orgueil qui les pousse à cacher leurs combats et à ne se montrer que victorieux » que j’ai mise en exergue des « Orgueilleux », me disant que je pouvais difficilement choisir un autre titre que « Les Orgueilleux » pour un roman se déroulant dans un festival de cinéma, me disant que je recommence à digresser alors que je dois/veux vous parler de « All is lost ». Contraste entre ces films qui vous parlent souvent de l’essentiel et la superficialité, tantôt salutaire, tantôt exaspérante, de la Croisette. Contraste, surtout, entre le vacarme, la foule et le silence, la solitude de « All is lost ».
J’ai donc commencé cette journée par la conférence de presse de "All is lost", en présence de J.C Chandor et de Robert Redford, attristée tout d’abord de voir que la foule des grands jours n’était pas au rendez-vous ( la presse est sans doute versatile ou amnésique), rassurée de voir que la simple apparition de Robert Redford sur le tapis rouge retransmise dans le Grand Théâtre Lumière lors de la projection officielle le soir a suscité des applaudissements effrénés
Lors de cette conférence, Robert Redford, a notamment parlé, avec autodérision et simplicité, de son amour de la nature et de son inquiétude pour celle-ci, rappelant son engagement en faveur de l'environnement qu’il juge dans une situation "carrément catastrophique, désastreuse". "A mon avis, la planète essaie de nous parler", a-t-il ajouté, évoquant "les ouragans, les tremblements de terre et les tornades", deux jours après la tornade dévastatrice de Moore, près d'Oklahoma City. Il a aussi évoqué son envie de continuer à jouer, de la difficulté de faire des films aujourd’hui. Il a évoqué le défi que représentait ce film pour lui : « C’est un défi qui m’a beaucoup attiré en tant qu’acteur. Je voulais me donner entièrement à un réalisateur ». Il a aussi abordé l’importance du silence « Je crois dans l’intérêt du silence au cinéma. Je crois aussi dans l’intérêt du silence dans la vie car on parle car on parle parfois trop. Si on arrive à faire passer le silence dans une forme artistique, c’est intéressant ». « Ce film est en plein contraste avec la société actuelle. On voit le temps qu’il fait, un bateau et un homme. C’est tout ». « Il y a évidemment des similitudes avec Jeremiah Johnson » a-t-il également répondu.
Après la conférence de presse, direction le pavillon américain, invitée par le Festival du Film Merveilleux dont je ferai partie du jury en juin prochain. Alors qu’un ciel bleu étincelant surplombait la Méditerranée, un nuage noir menaçant l’a impitoyablement et progressivement envahi, comme un écho à l’horizon assombri du personnage de « All is lost ». C’est donc à nouveau sous une pluie battante que j’ai monté les marches pour une ascension épique au milieu d’un océan de parapluies.
Dans « Jeremiah Johnson » de Sydney Pollack, Robert Redford fuyait les hommes et la civilisation pour les hauteurs sauvages des montagnes Rocheuses. Ici, dans « All is lost », au cours d’un voyage en solitaire dans l’Océan Indien, au large de Sumatra, à son réveil, il découvre que la coque de son voilier a été heurtée et endommagée par un container flottant à la dérive. Privé de sa radio, il doit affronter seul les éléments mais malgré toute sa force, sa détermination, son intelligence, son ingéniosité, il devra bientôt regarder la mort en face. Ici, aussi, c’est finalement la civilisation (incarnée par ce container rouge au milieu de l’horizon bleutée et qui transportait d’ailleurs des chaussures, incarnation de la société de consommation mondialisée ) qui le rattrape (alors que, peut-être, il voulait la fuir, nous ne le saurons jamais…), contraint à se retrouver ainsi « seul au monde », comme dans le film éponyme de Robert Zemeckis avec Tom Hanks, même si je lui préfère, et de loin, ce film de J.C Chandor.
Pendant 1H45, il est en effet seul. Seul face à la folle et splendide violence des éléments. Seul face à nous. Seul face à lui-même. Seul face à l’Océan Indien à perte de vue. Seul face à la force des éléments et face à ses propres faiblesses. Seul face à la nature. Cela pourrait être ennuyeux…et c’est passionnant, palpitant, terrifiant, sublime, et parfois tout cela à la fois.
Le seul «dialogue », est en réalité un monologue en ouverture du film, une sorte de testament qui s’écoute comme le roulement poétique, doux et violent, des vagues, et qui place ce qui va suivre sous le sceau de la fatalité : « Ici, tout est perdu, sauf le corps et l’âme ».
Progressivement il va se voir dépouillé de ce qui constitue ses souvenirs, de tout ce qui constitue une chance de survie : radio, eau... Son monde va se rétrécir. La caméra va parfois l’enfermer dans son cadre renforçant le sentiment de violence implacable du fracas des éléments. Avec lui, impuissants, nous assistons au spectacle effrayant et fascinant du déchainement de la tempête et de ses tentatives pour y survivre et résister.
Le choix du magnétique Robert Redford dans ce rôle renforce encore la force de la situation. Avec lui c’est toute une mythologie, cinématographique, américaine, qui est malmenée, bousculée, et qui tente de résister envers et contre tout, de trouver une solution jusqu’à l’ultime seconde. Symbole d’une Amérique soumise à des vents contraires, au fracas de la nature et de la réalité, et qui tente de résister, malgré tout.
La mise en scène et la photographie sobre, soignée, épurée, le montre (et sans le moindre artifice de mise en scène ou flashback comme dans « l’Odyssée de Pi ») tantôt comme une sorte de Dieu/mythe dominant la nature (plusieurs plongées où sa silhouette se détache au milieu du ciel), ou comme un élément infime au milieu de l’Océan. La musique signée Alex Ebert (du groupe Edward Sharpe and the Magnetic Zeros) apporte une force supplémentaire à ces images d’une tristesse et d’une beauté mêlées d’une puissance dévastatrice. Inexistante au début du film, elle prend de l’ampleur a fur et à mesure que la tragédie se rapproche et qu’elle devient inéluctable, sans jamais être trop grandiloquente ou omniprésente.
Certains plans sont d’une beauté à couper le souffle, comme ces requins en contre-plongée qui semblent danser, le défier et l’accompagner ou comme cette fin qui mélange les éléments, l’eau et le feu, le rêve et la réalité ou encore cette lune braquée sur lui comme un projecteur.
Comme l’a souligné Robert Redford, il s’agit d’un « film presque existentiel qui laisse la place à l’interprétation du spectateur » et cela fait un bien fou de « regarder quelqu’un penser » pour reprendre les termes du producteur même si cette définition pourrait donner une image statique du film qui se suit au contraire comme un thriller.
En conférence de presse, Robert Redford avait révélé ne pas avoir vu le film et qu’il allait le découvrir le soir lors de la projection officielle dans le Grand Théâtre Lumière. On imagine aisément son émotion, à l’issue de cette heure quarante. Face à lui-même. Face à cette fable bouleversante d’une beauté crépusculaire
« All is lost »a été présenté hors compétition. Il aurait indéniablement eu sa place en compétition et peut-être même tout en haut du palmarès. Pour l’heure le mien est le suivant : un prix d’interprétation masculine ex-æquo pour Michael Douglas et Matt Damon dans « Ma vie avec Liberace », un prix du scénario pour « Le Passé », un prix du jury ou un grand prix pour « La Grande Bellezza » ou « Un château en Italie ». J’attends toujours la palme d’or…quoique, elle pourrait bien sûr être attribuée à un des films précités.
Après ce grand moment d’émotion (ah, les larmes pudiques de Robert Redford dont l’image mythique fut projeté en grand sur l’écran du Grand Théâtre Lumière à l’issue de la projection…) et de cinéma, direction la Terrazza Martini pour le concert de Woodkid. La foule se presse, sous la pluie, malgré la pluie. Chacun se prévaut de sa priorité à entrer comme si sa (sur)vie en dépendait. Oui, que de contrastes. Un peu déboussolée encore, repensant à « All is lost », je me laisse entraîner par le fracas mélodieux et les vibrations de la musique avant de retrouver le silence rassérénant de la chambre et de l’écriture pour vous livrer ce compte-rendu, déjà impatiente de le laisser pour vivre de nouvelles émotions cinématographiques.
Aujourd’hui, notamment, à mon programme, rattrapage de « Grigris » de Mahamat-Saleh Haroun, en salle du 60ème et, pour le reste, je me laisserai voguer au gré des hasards et des envies cinématographiques de l’instant...
Pour mes avis en direct, suivez-moi sur twitter @moodforcannes et @moodforcinema.
Quelques photos (d'autres films/moments dont je n'ai pas encore eu le temps de vous parler) en attendant la suite :
Présenté en sélection officielle mais hors compétition « All is lost » de J.C Chandor a été projeté en présence de Robert Redford qui a également donné une conférence de presse dont je vous parle ci-dessous et dont vous pourrez retrouver quelques images. C’est un de mes coups de coeur de cette édition cannoise 2013.
All is lost est le deuxième film du réalisateur J.C Chandor après Margin Call, avec un unique interprète, et non des moindres, Robert Redford, dont la mythique présence a cette année illuminé la Croisette. Quel contraste entre le vacarme, la foule cannois et le silence, la solitude de All is lost.
Lors de la conférence de presse cannoise, Robert Redford, a notamment parlé, avec autodérision et simplicité, de son amour de la nature et de son inquiétude pour celle-ci, rappelant son engagement en faveur de l’environnement qu’il juge dans une situation « carrément catastrophique, désastreuse ». »A mon avis, la planète essaie de nous parler », a-t-il ajouté, évoquant « les ouragans, les tremblements de terre et les tornades », deux jours après la tornade dévastatrice de Moore, près d’Oklahoma City. Il a aussi évoqué son envie de continuer à jouer, de la difficulté de faire des films aujourd’hui. Il a évoqué le défi que représentait ce film pour lui : « C’est un défi qui m’a beaucoup attiré en tant qu’acteur. Je voulais me donner entièrement à un réalisateur ». Il a aussi abordé l’importance du silence « Je crois dans l’intérêt du silence au cinéma. Je crois aussi dans l’intérêt du silence dans la vie car on parle car on parle parfois trop. Si on arrive à faire passer le silence dans une forme artistique, c’est intéressant ». « Ce film est en plein contraste avec la société actuelle. On voit le temps qu’il fait, un bateau et un homme. C’est tout ». « Il y a évidemment des similitudes avec Jeremiah Johnson » a-t-il également répondu.
Dans Jeremiah Johnson de Sydney Pollack, Robert Redford fuyait ainsi les hommes et la civilisation pour les hauteurs sauvages des montagnes Rocheuses. Ici, dans All is lost, au cours d’un voyage en solitaire dans l’Océan Indien, au large de Sumatra, à son réveil, il découvre que la coque de son voilier a été heurtée et endommagée par un container flottant à la dérive. Privé de sa radio, il doit affronter seul les éléments mais malgré toute sa force, sa détermination, son intelligence, son ingéniosité, il devra bientôt regarder la mort en face. Ici, aussi, c’est finalement la civilisation (incarnée par ce container rouge au milieu de l’horizon bleutée et qui transportait d’ailleurs des chaussures, incarnation de la société de consommation mondialisée ) qui le rattrape (alors que, peut-être, il voulait la fuir, nous ne le saurons jamais…), contraint à se retrouver ainsi « seul au monde », comme dans le film éponyme de Robert Zemeckis avec Tom Hanks, même si je lui préfère, et de loin, ce film de J.C Chandor.
Pendant 1H45, il est en effet seul. Seul face à la folle et splendide violence des éléments. Seul face à nous. Seul face à lui-même. Seul face à l’Océan Indien à perte de vue. Seul face à la force des éléments et face à ses propres faiblesses. Seul face à la nature. Cela pourrait être ennuyeux…et c’est passionnant, palpitant, terrifiant, sublime, et parfois tout cela à la fois.
Le seul «dialogue », est en réalité un monologue en ouverture du film, une sorte de testament qui s’écoute comme le roulement poétique, doux et violent, des vagues, et qui place ce qui va suivre sous le sceau de la fatalité : « Ici, tout est perdu, sauf le corps et l’âme ».
Progressivement il va se voir dépouillé de ce qui constitue ses souvenirs, de tout ce qui constitue une chance de survie : radio, eau… Son monde va se rétrécir. La caméra va parfois l’enfermer dans son cadre renforçant le sentiment de violence implacable du fracas des éléments. Avec lui, impuissants, nous assistons au spectacle effrayant et fascinant du déchainement de la tempête et de ses tentatives pour y survivre et résister.
Le choix du magnétique Robert Redford dans ce rôle renforce encore la force de la situation. Avec lui c’est toute une mythologie, cinématographique, américaine, qui est malmenée, bousculée, et qui tente de résister envers et contre tout, de trouver une solution jusqu’à l’ultime seconde. Symbole d’une Amérique soumise à des vents contraires, au fracas de la nature et de la réalité, et qui tente de résister, malgré tout.
La mise en scène et la photographie sobre, soignée, épurée, le montre (et sans le moindre artifice de mise en scène ou flashback comme dans L’Odyssée de Pi) tantôt comme une sorte de Dieu/mythe dominant la nature (plusieurs plongées où sa silhouette se détache au milieu du ciel), ou comme un élément infime au milieu de l’Océan. La musique signée Alex Ebert (du groupe Edward Sharpe and the Magnetic Zeros) apporte une force supplémentaire à ces images d’une tristesse et d’une beauté mêlées d’une puissance dévastatrice. Inexistante au début du film, elle prend de l’ampleur a fur et à mesure que la tragédie se rapproche et qu’elle devient inéluctable, sans jamais être trop grandiloquente ou omniprésente.
Certains plans sont d’une beauté à couper le souffle, comme ces requins en contre-plongée qui semblent danser, le défier et l’accompagner ou comme cette fin qui mélange les éléments, l’eau et le feu, le rêve et la réalité ou encore cette lune braquée sur lui comme un projecteur.
Comme l’a souligné Robert Redford, il s’agit d’un « film presque existentiel qui laisse la place à l’interprétation du spectateur » et cela fait un bien fou de « regarder quelqu’un penser » pour reprendre les termes du producteur même si cette définition pourrait donner une image statique du film qui se suit au contraire comme un thriller.
En conférence de presse, Robert Redford avait révélé ne pas avoir vu le film et qu’il allait le découvrir le même soir lors de la projection officielle cannoise dans le Grand Théâtre Lumière. On imagine aisément son émotion, à l’issue de cette heure quarante. Face à lui-même. Face à cette fable bouleversante d’une beauté crépusculaire
Un film qui aurait indéniablement eu sa place en compétition et peut-être même tout en haut du palmarès.
"Ma vie avec Liberace" aurait sans aucun doute le film idéal pour l'ouverture du festival (comme l'était Gatsby). Une sorte de mise en abyme qui, au-delà d'une histoire d'amour, et le portrait d'un artiste exubérant et extravagant, est aussi le reflet de ce qui se passe derrière le candelabre (le titre anglophone "Behind the Candelabra" est d'ailleurs à mon sens beaucoup plus parlant) . Derrière les paillettes. Derrière l'écran. Derrière le masque de "The Artist".
Michael Douglas incarne en effet ici Liberace un pianiste virtuose qui se mettait en scène autant sur scène que dans la vie "quotidienne". Un jour de l'été 1977, le bel et jeune Scott Thorson ( Matt Damon) qui aspirait à devenir vétérinaire, pénétra dans sa loge et, malgré la différence d'âge et de milieu social, les deux hommes entamèrent une liaison secrète qui allait durer cinq ans. "Ma Vie avec Liberace" narre les coulisses de cette relation orageuse, de leur rencontre au Las Vegas Hilton à leur douloureuse rupture publique.
Le film est une adaptation du livre de Scott Thorson, "Behind the Candelabra". C'est Richard LaGravenese qui a écrit le scénario. Si ce nom ne vous dit rien, sachez qu'il est notmment l'auteur du scénario de "Sur la route de Madison".
Le film commence dans un bar. Scott est de dos, face à un miroir. Toute l'intelligence de la mise en scène de Soderbergh réside déjà dans ce premier plan, lui qui sera avant tout un reflet pour le narcissique (et non moins fascinant) Liberace destiné à l'accompagner un peu dans la lumière, mais surtout dans l'ombre.
Le film, finalement intimiste, va se centrer sur cette relation ambivalente (Scott sera pour Liberace son -énième- "protégé", son amant, mais il a aussi émis le souhait de l'adopter), sur ces deux personnages, à ce que la caméra les étouffe parfois comme cette relation exclusive. Il y a d'ailleurs très peu de scènes en extérieur, si ce n'est dans ou autour de la piscine située dans la propriété de Liberace. Nous voilà dans l'envers du décor qui en est lui-même un d'une scintillante excentricité et que n'aurait oser imaginer le plus fou des décoracteurs hollywoodiens.
La réalisation de Soderbergh est fluide et éblouissante sans non plus chercher à nous en mettre plein la vue, ce qui aurait d'ailleurs été superflu et redondant puisqu'il met déjà en scène un homme qui se mettait lui-même en scène.
Michel Douglas incarne magistralement ce personnage atypique, narcissique, cruel (il se déclare ainsi "libre" suite au décès de sa mère), constamment en représentation, mais surtout enfermé dans son image, sa course contre le temps, contre la vérité aussi, jusqu'à faire perdre à Scott son visage, son identité pour satisfaire ceux qu'il s'était forgés. Il n'en est que plus bouleversant au dénouement, le visage et les émotions à nu. Sans masque. Sans paillettes. Sans miroir. Cette fin est d'autant plus bouleversante quand on sait l'épreuve que vient de traverser Michael Douglas mais aussi que Steven Soderbergh a déclaré que ce serait son dernier film. On se demande qui mieux que Michael Douglas aurait pu incarner ce rôle tant il est parfait, n'en faisant jamais trop (ce qui aurait été forcément une faute de goût, le personnage étant déjà lui-même dans l'excès), drôle, cruel, et parfois touchant, quand le masque tombe.
Face à lui Matt Damon, pour sa septième collaboration avec Steven Soderberghn, après The Informant !, Contagion, Che, Ocean's Eleven, Ocean's Twelve, Ocean's Thirteen ! a ici un rôle qui, je l'espère, finira par faire taire ceux qui doutaient de son talent. Si son personnage est dans l'ombre, c'est en revanche lui qui, grâce à sa justesse, permet à Michael Douglas, de nous éblouir ainsi. Signalons aussi Rob Lowe est irrésistible dans le rôle du chirurgien esthétique
Jugé "trop gay", le film n'a pas trouvé de distributeur aux Etats-Unis, et a donc été diffusé fin mai sur la chaîne HBO qui l'a produit, réalisant une audience record pour une production de la chaîne, avec 2,4 millions de téléspectateurs. "Je voulais faire un film qui (...) montre les progrès de l'espèce humaine, de notre pays, du monde entier, par rapport à cette question. Dans certains endroits, les unions entre personnes du même sexe sont aujourd'hui reconnues et admises. Etre gay n'est plus autant stigmatisé", a déclaré le producteur Jerry Weintraub. "Ma vie avec Liberace" n'est pas non plus un film militant mais avant tout une histoire d'amour, de masques qui tombent, de ce que dissimule le candelabre et ce visage qui cherchent à défier, masquer la vérité et le temps. En vain.
Eblouissant et mélancolique, cette vie "derrnière le Candelabre" s'achève par un final rêvé par Scott, aussi déchirant de beauté et de tristesse que "La quête" de Brel qui l'accompagne. Poignant et étincelant. The show must go on. Celui du festival aussi. Il serait étonnant qu'il ne figure pas au palmarès. Un prix d'interprétation ex-aequo?
Des trombes d’eau se sont abattues il y a quelques jours sur la Croisette agrémentées de quelques problèmes techniques qui ont légèrement modifié mon programme et le rythme de mes publications mais le plaisir d’être là, de passer mes journées à dévorer du cinéma et à en débattre sans cesse, partout, tout le temps, reste intact (même deux heures vaines sous la pluie pour ne pas voir le film des frères Coen- que j’espère rattraper dimanche puisque les films en compétition officielle repassent heureusement le dernier jour- n’ont pas entamé ma bonne humeur). Maintenant que le soleil est de retour, au propre comme au figuré, je reprends donc le récit de mes pérégrinations avec un léger décalage et j’enrage de ne pouvoir vous raconter tout ce que j’ai rêvé/vécu et surtout vu ces deux derniers jours que ce soit « Borgman » (un futur prix du jury pour son humour noir réjouissant et sons sens du cadre ?), « Un château en Italie » de Valeria Bruni Tedeschi qui possède cette « vitalité » chère à Truffaut, qui parle de (ou élude) le deuil avec une certaine fantaisie, pudique et salutaire…, ou encore du film de Guillaume Canet (avec un certain… James Gray pour co-scénariste), « Blood ties » qui, a semble-t-il ennuyé beaucoup de festivaliers (j’avoue n’avoir pas vu le temps passer….), mais dont la force (de la musique-certes très-trop ?-présente, de la mise en scène, du scénario, de l’interprétation) en font un film qui aurait également eu sa place en compétition officielle (mais James Gray est déjà en compétition pour « The Immigrant ») sans parler de conférences de presse mémorables comme celle des frères Coen (déjà un film en soi, à leur image, je vous laisse imaginer) ou encore la projection du film de Guillaume Gallienne à la Quinzaine des Réalisateurs ce soir, acclamé, sans oublier le centenaire du cinéma indien, et quelques évènements pour ponctuer tout cela. Un programme éclectique et passionnant. De tout cela, je vous parlerai donc ultérieurement, comme il se doit. En attendant, je commence ces critiques en vous parlant (là aussi trop brièvement) de « Grand Central ».
Cette journée de pluies diluviennes (je cherche toujours qui a eu la bonne idée de jeter ainsi des sauts d’eau sur les festivaliers une journée entière) ne fut néanmoins pas complètement perdue puisque j’ai eu le plaisir de découvrir le deuxième film de Rebecca Zlotowski (après «Belle épine », présenté en 2010 dans le cadre de la Semaine de la Critique), « Grand Central », sélectionné dans le cadre de Un Certain Regard, un film à nouveau avec Tahar Rahim après « Le Passé » d’Asghar Farhadi pour lequel je vous ai fait partager mon enthousiasme avant-hier.
Dans ce nouveau film de Rebecca Zlotowski, Tahar Rahim incarne Gary, un jeune homme agile, frondeur, qui apprend vite, embauché dans une centrale nucléaire, au plus près des réacteurs, où les doses radioactives sont les plus fortes et dangereuses. Là, où le danger est constant. Il va y trouver ce qu’il cherchait, de l’argent, une équipe à défaut d’une famille (on ne verra de sa vraie famille qu’une sœur dont le conjoint le rejette visiblement, et une grand-mère dont la porte restera impitoyablement fermée) même si elle le devient presque, mais aussi Karole ( Léa Seydoux), la femme de son collègue Toni (Denis Menochet). Tandis que les radiations le contaminent progressivement, une autre forme de chimie (ou d’alchimie), l’irradie, puisqu’il tombe amoureux de Karole. Chaque jour, la menace, de la mort et de la découverte de cette liaison, planent.
La première bonne idée du film est de nous faire découvrir cet univers dans lequel des hommes côtoient le danger et la mort chaque jour, dans des conditions terrifiantes que Rebecca Zlotowski parvient parfaitement à transcrire notamment par un habile travail sur le son, des bruits métalliques, assourdissants qui nous font presque ressentir les vibrations du danger. A l’image d’un cœur qui battrait trop fort comme celui de Gary pour Karole. J’ignore ce qui est réel dans sa retranscription des conditions de vie des employés de la centrale nucléaire tant elles paraissent iniques et inhumaines mais j’imagine qu’elles sont tristement réelles puisque Claude Dubout, un ouvrier qui avait écrit un récit autobiographique, « Je suis décontamineur dans le nucléaire », a été le conseiller technique du film. Le film a par ailleurs été tourné dans une centrale nucléaire jamais utilisée, en Autriche, ce qui renforce l’impression de réalisme.
Ne vous y trompez pas, « Grand Central » n’est néanmoins pas un documentaire sur les centrales nucléaires. C’est aussi et avant tout une histoire d’amour, de désirs dont la force est renforcée par la proximité d’un double danger. C’est un film sensuel, presque animal qui pratique une économie de dialogues et qui repose sur de beaux parallèles et contrastes. Parallèle entre l’amour de Gary pour Karole qui se laisse irradier par elle et pour rester auprès d’elle. Parallèle entre le sentiment amoureux, presque violent, impérieux, qui envahit lentement et irrémédiablement celui qui l’éprouve comme la centrale qui contamine. Parallèle entre les effets du désir amoureux et les effets de la centrale : cette dose qui provoque « la peur, l’inquiétude », les jambes « qui tremblent », la « vue brouillée » comme le souligne Karole. Parallèle entre ces deux dangers que Gary défie, finalement malgré lui. Contraste entre cette centrale clinique, carcérale, bruyante et la nature dans laquelle s’aiment Gary et Karole et que Rebecca Zlotowski filme comme une sorte d’Eden, ou comme dans « Une partie de campagne » de Renoir, même si elle n’élude rien des difficiles conditions de vie des ces ouvriers/héros qui habitent dans des mobile-homes près des centrales, telle une Ken Loach française.
Rebecca Zlotowski dresse le portrait de beaux personnages incarnés par d’excellents comédiens ici tout en force et sensualité au premier rang desquels Tahar Rahim, encore une fois d’une justesse irréprochable, Denis Menochet, bourru, clairvoyant et attendrissant, un beau personnage qui échappe au manichéisme auquel sa position dans le film aurait pu le réduire, ou encore Olivier Gourmet ou Johan Libéreau (trop rare).
Encore un film dont je vous reparlerai qui à la fois nous emporte par la beauté de ses personnages, leur rudesse tendre, la radieuse force des sentiments (amitié, amour) qui les unit … et qui nous glace d’effroi en nous montrant les conditions de travail de ceux qui risquent chaque jour leur vie dans l’une de ces 19 centrales françaises.
La suite de mes mésaventures et, évidemment, mes critiques des films évoqués ici trop brièvement, d’ici quelques jours.
Pour mes avis en direct de la Croisette, en attendant un compte-rendu digne de ce nom, » suivez-moi sur twitter: @moodforcannes et @moodforcinema.
Je vous rappelle enfin que, pour la sortie de mon roman « Les Orgueilleux » , ici (qui se déroule d’ailleurs dans le cadre d’un festival de cinéma), je vous fais gagner une liseuse électronique.
Voilà un rendez-vous auquel je suis fidèle chaque année tant ces projections réservent toujours de belles surprises, a fortiori cette année puisque les Talents Cannes ADAMI fêtent leurs 20 ans.
Pour fêter cet anniversaire, la société de production Mon Voisin productions (Dominique Besnehard et Antoine Le Carpentier) s'est associée à l'opération Talents Cannes ADAMI 2013 pour co-produire 7 courts métrages et confier leur réalisation à des comédien(ne)s issus des promotions antérieures :
Aure Atika (comédienne Talents Cannes 1994)
Léa Drucker (comédienne Talents Cannes 1995)
Clément Sibony (comédien Talents Cannes 1996)
Elodie Navarre (comédienne Talents Cannes 1996)
Tomer Sisley (comédien Talents Cannes 1999)
Alice Taglioni (comédienne Talents Cannes 2002)
Pierre Niney (comédien Talents Cannes 2007).
Ces 7 courts métrages avaient cette année pour thème unique : les moments forts de la vie d'un acteur, d'une actrice.
Cette année n'a pas dérogé à la règle avec de vraies belles surprises. Je vous parlerai de chacun des films vus après le festival. En attendant, projections obligent, je vous dis simplement quelques mots sur un de mes coups de cœur de cette édition "Pour le rôle" signé Pierre Niney:
Dans ce film, François se présente pour passer un casting. Au terme d’un entretien très étrange, il découvre qu’il est en réalité au cœur d’une mise en scène mystérieuse à laquelle il va être forcé de prendre part…
La réalisation met avant tout en valeur les jeunes comédiens François Civil, Yann Sorton, Brice Hillairet, Noémie Merlant qui, tous, en quelques minutes, grâce à une judicieuse écriture, montrent toute une palette de jeu et excellent dans ce jeu de mise en abyme, double mise en abyme même, brillamment absurde, décalé (jusque dans le décor qui n’aurait pas déplu à Jacques Tati), un jeu de rôles (au propre comme au figuré) à la fois drôle et caustique, ludique et cruel, qui possède toute l’intelligence, l’acuité du regard de son jeune et talentueux auteur.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore Guillaume Gallienne, vous pourrez difficilement l’oublier après avoir vu « Les Garçons et Gauillaume, à table ! ».
« Jet set », « Fanfan la tulipe », « Narco », « Fauteuils d’orchestre », « Le concert », « Ensemble, nous allons vivre une très très grande histoire d’amour », « Sagan », « Marie-Antoinette » , tels sont quelques-uns des films dans lesquels ce Sociétaire de la Comédie Française a joués jusqu’à présent mais rien de comparable avec « Les garçons et guillaume, à table ! », adaptation du spectacle éponyme de Guillaume Gallienne qui en est le chef d’orchestre…et l’orchestre puisqu’il en signe le scénario, la mise en scène…et deux des rôles principaux (dans son spectacle, il incarnait tous les rôles). Pour son premier film, il ne s’est donc pas facilité la tâche.
Ne vous arrêtez donc pas à ce titre de série B qui ne vous semblera plus du tout l’être une fois que vous aurez vu le film, le titre se justifiant alors parfaitement. C’est ainsi que sa mère les appelait, son frère et lui, pour qu’ils viennent dîner : « Les Garçons ET Guillaume, à table ! ». A part déjà. Tout un programme. Très efféminé, il a toujours été considéré par tout le monde comme la fille que sa mère n’a jamais eue, enfin surtout par lui-même, fasciné par cette mère à qui il aurait tant aimé ressembler. Un amour fusionnel (le fond rejoignant alors la forme puisqu’il interprète son rôle) dont il va peu à peu dénouer les fils pour apprendre à savoir qui il est et aime vraiment...
Cela débute dans la loge d’un théâtre, celle de Guillaume Gallienne qui se (dé)maquille, enlève son masque de clown (triste ?) avant d’entrer en scène. A nu. La salle retient son souffle. Nous aussi. Dès le début, il happe notre attention et emporte notre empathie, par son autodérision, son écriture précise, cinglante, cruelle et tendre à la fois, ne ressemblant à aucune autre. Puis sa voix, posée et précise comme s’il lisait une partition, nous emporte dans son tourbillon de folie, de dérision, de lucidité tendre et caustique : « Le premier souvenir que j’ai de ma mère c’est quand j’avais quatre ou cinq ans. Elle nous appelle, mes deux frères et moi, pour le dîner en disant : "Les garçons et Guillaume, à table !" et la dernière fois que je lui ai parlé au téléphone, elle raccroche en me disant: "Je t’embrasse ma chérie"; eh bien disons qu’entre ces deux phrases, il y a quelques malentendus. »
Et s’il ne s’est pas facilité la tâche, c’est parce que non seulement il interprète le rôle de sa mère, aimante (trop ou mal peut-être), sachant rester élégante tout en étant vulgaire, masquant sa tendresse derrière un air revêche et des paroles (fra)cassantes, mais parce qu’il joue aussi son propre rôle… à tous les âges ! Avec un talent tel qu’on oublie d’ailleurs rapidement et totalement qu’il n’a pas l’âge du personnage. La magie du cinéma. Et le talent d’un grand acteur, à tel point qu’il en devient follement séduisant malgré son allure parfois improbable.
Gallienne multiplie les mises en abyme et effets narratifs suscitant ainsi un comique de situation en plus de celui du langage qu’il manie avec une dextérité déconcertante et admirable, et qu’il aime visiblement d’un amour immodéré, comme sa mère, à la folie même, avec pour résultat un rythme effréné, un film sans temps mort, d’une drôlerie ravageuse au moins autant que la tendresse et l’émotion qui nous cueillent aux moments parfois les plus inattendus, à l’image d’un autre clown, à la canne et au chapeau melon, qui savait nous bouleverser autant que nous faire rire.
Dommage que deux scènes cèdent à la facilité, notamment une avec Diane Krüger, alors que, auparavant, jamais le film n’essayait d’être consensuel ou de répondre aux codes de la comédie. L’interprétation réjouissante nous les fait néanmoins regarder avec indulgence tant la performance de Gallienne est exceptionnelle, y compris dans cette scène et du début à la fin, avec des scènes d’anthologie, sans parler de rôles secondaires tout aussi réjouissants notamment celui incarné par Françoise Fabian, la grand-mère fantasque et doucement folle.
Ce film est aussi et avant tout une déclaration d’amour fou à sa mère (quel personnage !) et aux femmes dont il aime et scrute jusqu’à la respiration, mais aussi aux mots, avec lesquels il jongle admirablement, et au théâtre, qui libère, et même au cinéma avec les codes duquel il s’amuse ici. Même s’il lorgne parfois du côté d’Almodovar, Woody Allen ou de Wilder (avec une réplique finale comme un écho à son « nobody’s perfect »), ce film peut difficilement être plus personnel tout en étant universel et il faut sans aucun doute une tonne de talent et de sensibilité pour transformer son mal être en film burlesque, en ce rafraichissant plaidoyer pour la différence (qui n’est jamais militant), en film aussi atypique, inclassable que celui qui en est l’auteur et l’acteur. Un grand auteur et un très grand acteur. Et une comédie tendre et caustique à voir absolument.
Pourquoi ce film en compétition semble-t-il passer inaperçu ? Mystère. C'est pour moi un des coups de cœur de cette édition.
Louise (interprétée par la réalisatrice Valeria Bruni Tedeschi dont c’est ici la troisième réalisation) rencontre Nathan (Louis Garrel) par hasard, dans une forêt. Comme le début d’un conte. Une bonne décennie les sépare. La princesse n’a pas perdu sa chaussure mais son chapelet. Il est acteur. Il veut arrêter. Elle est actrice. Elle a tout arrêté des années auparavant. Un autre hasard. Sauf que la « princesse » a un frère mourant, est seul, et sans l’enfant qu’elle désire par-dessus tout (ou qu’on lui fait désirer par-dessus tout) et elle possède un « château en Italie » dont elle va devoir se séparer…
Derrière un humour parfois cruel, caustique, derrière un film et des personnages tourbillonnants se dissimulent une renversante mélancolie et des sujets graves. Une pluralité de tons et un film contrasté, écartelé comme le personnage principal entre un monde qui se délite, s’achève et un nouvel amour, un nouvel élan.
Comme dans un film de Visconti, Valeria Bruni Tedeschi nous parle d’un monde en déliquescence, celui d’une grande famille de la bourgeoisie industrielle italienne. Comme dans un film de Fellini, l’exubérance et la folie masquent la tristesse et la tragédie. Sélectionné en compétition officielle du Festival de Cannes comme film français, les références cinématographiques y sont donc avant tout italiennes même si Valeria Bruni Tedeschi déploie ici un talent et un univers qui n’appartiennent qu’à elle.
Le film est jalonné de scènes d’anthologie de tonalités très différentes. La rencontre entre Louise et Nathan, pleine de charme et de maladresse, drôle, tendre et décalée. Le mariage à l’hôpital où la vie côtoie la mort, scène pleine de tendresse et de tragédie, de douceur et de douleur. Ou des scènes carrément burlesques qui permettent d’évacuer la souffrance et la solitude dont sont entourés les personnages, en particulier Louise.
Le scénario d « Un Château en Italie » a été écrit par trois femmes : Valeria Bruni Tedeschi, Noémie Lvovsky et Agnès de Sacy. Chacune a apporté son expérience, son vécu au scénario qui, s’il est certes très inspiré de la vie de Valeria Bruni-Tedeschi (la mort du frère du Sida, comme le propre frère de la réalisatrice à qui le film est dédié, le rôle de sa mère interprété par sa propre mère, le château en Italie du film qui fut le leur, Louis Garrel son ancien compagnon dans la vie ...), est loin d’épargner le personnage qu’elle incarne, snob, cassante, égoïste qui se donne bonne conscience en donnant aux plus démunis (qu’elle n’épargne d’ailleurs pas non plus).
Des premiers rôles à ceux plus secondaires, ils sont tous réellement excellents sans parler de la royale apparition d’Omar Sharif. Symbole de la beauté éphémère de l’instant malgré la mort qui rôde. Xavier Beauvois est également parfait dans le rôle d’un personnage cruel qui heurte et réveille sans oublier la belle-mère excentrique (Marie Rivière) et Louis Garrel délicieusement désinvolte, décalé, égocentrique. Sans oublier Marisa Borini, la propre mère de la réalisatrice qui semble avoir joué toute sa vie et Filippo Timi, dans le rôle du frère malade. Princier. Aérien.
La musique, classique, italienne, sérieuse, dramatique, légère, accompagne les changements de tons du film ou parfois au contraire est judicieusement dissonante et nous fait passer de l’entrain à la tristesse en un quart de seconde, servant de liant aussi à un scénario qui pourrait apparaître décousu, ou trop jalonné de hasards et coïncidences, mais qui finalement reflète l’inénarrable méli-mélo d’émotions qu’est la vie.
Un film riche de son humour noir, de sa fantaisie salutaire qui permet d’affronter cette histoire de deuils ( de l’enfance, du passé, des personnes aimées, de certains rêves et espoirs), comme un exutoire aux nôtres. Un film vibrant, vivant, lucide, cruel, drôle, tendre, plein de charme, parsemé d’instants de grâce. Un film tourbillonnant qui ne rentre pas dans les codes, singulier, qui mêle le burlesque, la tragédie et l’amour de la vie. Un film où l’amour et le rire dansent constamment avec la mort et les larmes. La lucidité et la cruauté finalement comme un masque pudique sur la douleur. Un film plein de vie qui s’achève en mêlant la beauté légère et joyeuse d’un nouvel élan et la cruauté douloureuse et déchirante d’un déracinement. Un film qui fait du bien, et que je vous recommande.